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LE PROCES DES FLEURS DU MAL

contre-partie du classique, du convenu, qui est singulièrement monotone et qui n’obéit qu’à des règles artificielles.

Le juge n’est point un critique littéraire, appelé à se prononcer sur des modes opposés d’apprécier l’art et de le rendre. Il n’est point le juge des écoles, mais le législateur l’a investi d’une mission définie : le législateur a inscrit dans nos codes le délit d’offense à la morale publique, il a puni ce délit de certaines peines, il a donné au pouvoir judiciaire une autorité discrétionnaire pour reconnaître si cette morale est offensée, si la limite a été franchie. Le juge est une sentinelle qui ne doit pas laisser passer la frontière. Voilà sa mission.

Ici, dans le procès actuel, le ministère public devait-il donner l’éveil ? Voilà le procès. Pour le résoudre, citons dans ce recueil de pièces détachées celles que nous ne pouvons laisser passer sans protester.

Je lis, à la page 53, la pièce 20, intitulée Les Bijoux et j’y signale trois strophes qui, pour le critique le plus indulgent, constituent la peinture lascive, offensant la morale publique :

Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins
Polis comme de l’huile, onduleux comme un cygne,
Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins.
Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne.

S’avançaient, plus câlins que les anges du mal,
Pour troubler le repos où mon âme était mise.
Et pour la déranger du rocher de cristal
Où, calme et solitaire, elle s’était assise.

Je croyais voir assis par un nouveau dessin,
Les hanches de l’antiope au buste d’un imberbe,
Tant sa taille faisait ressortir son bassin.
Sur ce teint fauve et brun, le fard était superbe.

À la page 73, dans la pièce 30, intitulée Le Léthé, je vous signale cette strophe finale ;

Je sucerai, pour noyer ma rancœur,
Le népenthès et la bonne ciguë
Aux bouts charmants de cette gorge aiguë
Qui n’a jamais emprisonné de cœur.

Dans la pièce 39, à Celle qui est trop gaie, à la page 92, que pensez-vous de ces trois strophes où l’amant dit à sa maîtresse :

Ainsi je voudrais, une nuit,
Quand l’heure des voluptés sonne,
Vers les trésors de ta personne,
Comme un lâche, ramper sans bruit.

Pour châtier ta chair joyeuse,
Pour meurtrir ton sein pardonné,
Et faire à ton flanc étonné
Une blessure large et creuse.

Et, vertigineuse douceur,
À travers ces lèvres nouvelles
Plus éclatantes et plus belles,
T’infuser mon venin, ma sœur !