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LE PROCES DES FLEURS DU MAL

explications contradictoires de l’audience, avez-vous la certitude nécessaire pour condamner sur le second chef ? Vous apprécierez si Baudelaire, cet esprit tourmenté, qui a voulu faire de l’étrange plutôt que du blasphème, a eu conscience de cette offense-là.

L’offense à la morale publique, voilà celle que je trouve invinciblement démontrée, et je tiens, sur ce point, à répondre à toutes les objections.

La première objection qu’on me fera sera celle-ci : Le livre est triste ; le nom seul dit que l’auteur a voulu dépeindre le mal et ses trompeuses caresses, pour s’en préserver. Ne s’appelle-t-il pas Les Fleurs du mal ? Dès lors, voyez-y un enseignement au lieu d’y voir une offense.

Une enseignement ! Ce mot-là est bientôt dit. Mais ici, il n’est pas la vérité. Croit-on que certaines fleurs au parfum vertigineux soient bonnes à respirer ? Le poison qu’elles apportent n’éloigne pas d’elles ; il monte à la tête, il grise les nerfs, il donne le trouble, le vertige, et il peut tuer aussi.

Je peins le mal avec ses enivrements, mais aussi avec ses misères et ses hontes, direz-vous ! Soit ; mais tous ces nombreux lecteurs pour lesquels vous écrivez, car vous tirez à plusieurs milliers d’exemplaires et vous vendez à bas prix, ces lecteurs multiples, de tout rang, de tout âge, de toute condition, prendront-ils l’antidote dont vous parlez avec tant de complaisance ? Même chez vos lecteurs instruits, chez vos hommes faits, croyez-vous qu’il y ait beaucoup de froids calculateurs pesant le pour et le contre, mettant le contre-poids à côté du poids, ayant la tête, l’imagination, les sens parfaitement équilibrés ! L’homme n’en veut pas convenir, il a trop d’orgueil pour cela. Mais la vérité, la voici : l’homme est toujours plus ou moins infirme, plus ou moins faible, plus ou moins malade, portant d’autant plus le poids de sa chute originelle, qu’il veut en douter ou la nier. Si telle est sa nature intime tant qu’elle n’est pas relevée par de mâles efforts et une forte discipline, qui ne sait combien il prendra facilement le goût des frivolités lascives, sans se préoccuper de l’enseignement que l’auteur veut y placer.

Pour tous ceux qui ne sont pas encore ni appauvris ni blasés, il y a toujours des impressions malsaines à recueillir dans de semblables tableaux. Quelles que soient les conséquences du désordre, si édifiés, que soient à cet égard certains lecteurs, ils rechercheront surtout dans les pages de ce livre : La Femme nue, essayant des poses devant l’amant fasciné (pièce 20) ; — La Mégère libertine qui verse trop de flammes et qu’on ne peut, comme le Styx, embrasser neuf fois (pièce 24, Non satiata) ; — La Vierge folle, dont la jupe et la gorge aiguë aux bouts charmants versent Le Lethé (pièce 30) ; — La Femme trop gaie, dont l’amant châtie la chair joyeuse, en lui ouvrant des lèvres nouvelles (pièce 39) ; — Le beau Navire, où la femme est décrite avec la gorge triomphante, provocante, bouclier armé de pointes roses, tandis que les jambes, sous les volants qu’elles chassent, tourmentent les désirs et les agacent (pièce 48) ; — La Mendiante rousse, dont les nœuds mal attachés dévoilent le sein tout nouvelet, et dont les bras, pour la déshabiller, se font prier, en chassant les doigts lutins (pièce 65) ; — Lesbos, où les filles aux yeux doux, de leurs corps amoureuses, caressent les fruits mûrs de leur nubilité (pièce 80) ; — Les Femmes damnées ou les Tribades (pièce 81 et 82) ; — Les Métamorphoses, ou la Femme Vampire, étouffant un homme en ses bras veloutés, abandonnant aux morsures son buste, sur les matelas qui se pâment d’émoi, au point que les anges impuissants se damneraient pour elle (pièce 87).