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Peut-il, fuyant cette patrie homicide où tout lui est refusé, aller demander les moyens de vivre loin des lieux où la vie lui a été donnée ? Non, parce qu’il n’est permis de changer de contrée qu’à de certaines conditions, impossibles à remplir pour lui.

Que fera donc ce malheureux ? Il vous dira : « J’ai des bras, j’ai une intelligence, j’ai de la force, j’ai de la jeunesse ; tenez, prenez tout cela, et en échange donnez-moi un peu de pain. » C’est ce que font et disent aujourd’hui les prolétaires. Mais ici même, vous pouvez répondre au pauvre : « Je n’ai pas de travail à vous donner. » Que voulez-vous qu’il lasse alors ? Vous voyez bien qu’il ne lui reste plus que deux partis à prendre : se tuer ou vous tuer.

La conséquence de ceci est très simple. ASSUREZ du travail au pauvre : vous aurez encore peu fait pour la justice, et il y aura loin de là au règne de la fraternité ; mais, du moins, la révolte n’aura pas été rendue nécessaire, et la haine n’aura pas été sanctifiée. Y a-t-on bien songé ? Lorsqu’un homme qui demande à vivre en servant la société, en. est fatalement réduit à l’attaquer sous peine de mourir, il se trouve, dans son apparente aggression, en état de légitime défense, et la société qui le frappe ne juge pas : elle assassine.

La question est donc celle-ci : la concurrence est-elle un moyen d’ASSURER du travail au pauvre ? Mais poser la question de la sorte, c’est la résoudre. Qu’est-ce que la concurrence relativement aux travailleurs ? C’est le travail mis aux enchères. Un entrepreneur a besoin d’un ouvrier : trois se présentent. — Combien pour votre travail ? — Trois francs : j’ai une femme et des enfants. — Bien. Et vous ? — Deux francs et demi : je n’ai pas d’enfants, mais j’ai une femme. — À merveille. Et vous ? — Deux francs me suffiront : je suis seul. — À vous donc la préférence. C’en est fait : le marché est conclu. Que deviendront les deux prolétaires exclus ? Ils se laisseront mourir de faim, il faut l’espérer. Mais s’ils allaient se faire voleurs ? Rassurez-vous, nous avons des gendarmes ; et assassins ? nous avons le bourreau. Quant au plus heureux des trois, son triomphe n’est que provisoire. Vienne un quatrième travailleur assez robuste pour jeûner de deux jours l’un : la pente du rabais sera descendue jusqu’au bout : nouveau paria, nouvelle recrue pour le bagne, peut-être !

Dira-t-on que ces affreux résultats sont exagérés, qu’ils ne sont possibles, dans tous les cas, que lorsque l’emploi ne suffit pas aux bras qui veulent être employés ? Je demanderai, à mon tour, si la concurrence porte par aventure en elle-même de quoi empêcher cette disproportion homicide ? Si telle industrie manque de bras, qui m’assure que, dans cette immense confusion créée par une compétition universelle, telle autre n’en regorgera pas ? Or, n’y eut-il sur 34 millions d’hommes que vingt individus réduits à voler pour vivre, cela suf-