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REVUE FRANCO-AMÉRICAINE.

Plus tard, elle ne trouva point dans les splendeurs du règne, les acclamations de la police, ou le chatoiement théâtral de l’escorte albanaise, une compensation à son ennui d’accueillir le militaire époux qui la priait obstinément de mettre au monde un fils. Admirateur de Bismarck, il se promenait seul en compagnie d’énormes dogues, et donnait l’alerte aux garnisons pour contenter l’empereur d’Allemagne.

Elsa se comparait à la Walkyrie qui dort, par magie, entre les flammes incapables de la brûler. Ludwig de Gotha était, pour elle, cet incendie dont l’approche ne l’échauffait pas. Impériale et froide, elle assistait aux parades, recevait les légations, visitait les hôpitaux, admettait une noblesse hargneuse pour les préséances, à certaines heures de certains jours. Cela se réglait ainsi qu’un travail administratif. Parmi ses dames d’honneur, elle connut des ambitieuses, des susceptibles, des rivales, des espionnes commentant ses rhumes ou ses migraines. Elle étouffa des querelles, exclut des indignes, dispersa des coteries, devint odieuse, et dédaigna.

Comme son père, son mari la traitait en petite fille. Il réprima les caprices par des claustrations. Trop fière pour se plaindre, elle boudait. Le roi l’envoyait alors, sous prétexte de santé, dans le domaine rural. Elle eut bien de la peine à réprimer de grosses envies de pleurer pendant les hivers qu’elle passa au château d’été, sur le faîte de montagnes tristes, ou dans les appartements intimes du palais dont les windows révélaient un parc désert, borné de sapins noirs et de grosses roches brillantes, au bout des pelouses. L’économie l’obligeait à des calculs. Sa fortune, considérable, pour laquelle l’avait épousée Ludwig de Gotha en forçant l’ambition du prince de Lippe-Holstein à y joindre son bien propre, suffisait mal à compléter la maigre liste civile. On redoutait les échéances annoncées par les banques de Londres. La Béotie est un pays pauvre, sans industrie ni commerce. Le roi offrait, sur sa caisse particulière, les canons à l’artillerie, et les chevaux aux escadrons. Ainsi gardait-il son trône garanti par les puissances européennes, à charge, pour lui, d’entretenir une armée capable de défendre la neutralité des Balkans. La reine Elsa porta la même robe d’intérieur pendant trois années, hanneton et noir.

Peu à peu, la monotonie de cette pauvreté aigrit la jeune femme. Elle détesta le roi, son orgueil à l’égard des inférieurs, sa platitude devant les injonctions de l’Angleterre ou de la Russie. Il fallut que son père répondît à des lettres désespérées par le rappel de la fierté obligatoire à la race. « Oui, mon père, répondit-elle, je sacrifierai, jusqu’au bout, ma vie à vos désirs ambitieux, puisque vous l’ordonnez. Vous demeurerez le père d’une reine, mais si vous pouviez voir votre fille calculant, le soir, comme une petite boutiquière, les dépenses et les rentrées, le prix des choses accessoires pour les fêtes, puis rognant ici et là afin de pouvoir verser un à-compte aux fonderies Krupp, ou payer les diamants des plaques que le roi distribuera le jour des S.S. Pierre et Paul, votre ambition s’amoindrirait, mon père… »

Un cancer ancien, tout à coup vigoureux, voua en deux semaines, le roi Ludwig à des funérailles inattendues que signalèrent l’abstention des députés libéraux, l’affluence de la nation accourue en cafetans sombres des vallées et des cimes au passage insolite de la pompe héraldique, et qui se répandit ensuite par les bas quartiers de la capitale, envahit les cabarets, les bouges, remplit la ville d’ivresse, de rixes et d’émeutes contre quoi dut charger la garde Klephte avec des sabres encore garnis de crêpe.

Cette mauvaise tenue du peuple en une heure solennelle justifia, pour la conscience