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REVUE FRANCO-AMÉRICAINE.

mariage : cela ne servait de rien de lui montrer les portraits des plus belles princesses de la terre, il n’y daignait pas jeter les yeux, au grand chagrin du roi et de la reine, dont il était l’unique enfant et qui se montraient, naturellement, fort désireux de voir leur race continuée. Et les dames et demoiselles de la cour étaient aussi dans la plus grande mélancolie, car, plus beau qu’on ne le saurait dire, aussi beau que le fut le jeune Esplandian lorsqu’il parut en armure blanche dans l’île d’Oriane, il n’avait pas moins de froideur envers elles que pour les filles des souverains étrangers : et si, d’aventure, en quelque fête, il passait entre la double rangée des marquises et des comtesses en grand apparat, il se hâtait le plus qu’il pouvait, non sans un air de dédain ; ou bien, si l’étiquette l’obligeait à marcher moins vite, il tenait ses yeux baissés vers le tapis comme pour ne point voir les épaules et les gorges de tant de belles personnes décolletées.

L’opinion la plus commune était que le prince Lys était victime d’un maléfice ; oui, on avait du lui jeter un mauvais sort ; mais qui avait fait cela ? Le jour de son premier sourire en son royal berceau, ses parents, comme c’était la coutume en ce temps et en ce pays, n’avaient pas manqué de convier toutes les plus puissantes fées : Urgèle était venue, en sa robe couleur de jasmin, toute semée d’argent, de sorte qu’elle parut vêtue d’un peu de voie lactée ; et Abonde était venue, habillée de volubilis d’or, avec une abeille tintante en chaque volubilis ; et Mélusine, qui, d’avoir été serpent, aime les luisances fugaces des robes étroites et souples qui glissent ; et Titania, toute petite, d’où s’envolent partout des rubans de perle et de chryzalithes, et de qui un gros homme à tête d’âne porte la queue en bravant d’amour, le plus drôlement qu’il est possible ; et vint aussi, la dernière, mais non la moins rayonnante, celle qui ne daigne pas toujours se rendre aux fêtes des royales naissances, Madame Holda, un peu démone d’avoir été déesse, mais si merveilleusement belle, et, hors de sa robe en satin de lune ou d’aurore, laissant voir un sein plus miraculeusement sublime que celui dont s’émerveillèrent les Vieux lorsque sur le rempart parut l’Argième, un lys dans la main. Or, Madame Holda fut tout particulièrement aimable pour le prince nouveau-né ; comme il s’éveillait de son premier sommeil, elle le prit entre ses bras, et un instant le berça sur l’adorable sein… Vraiment il n’aurait pas du avoir à redouter les maléfices ni les sorts, l’enfant qui avait eu de si puissantes, de si radieuses marraines.

Cependant, le jeune prince devenait de plus en plus sauvage ; il ne voulait même plus qu’on lui apportât de portrait de princesse ; il ne consentait plus à paraître aux galas de la Cour ; mais, dès qu’on ne le guettait pas, il s’échappait du palais et sa seule joie c’était de s’égarer, tout seul, parmi la blancheur de la contrée du Nord.

Souvent, le prince Lys demeurait des heures entières immobile, les regards et les bras levés vers quelque mont de neige, dont la cime, le soir, se dorait d’une étoile, ou, le matin, se rosait d’aurore ; et lentement, des larmes lui coulaient des yeux vers le sourire extasié de sa bouche ! puis, il reprenait son chemin, le chemin du rêve, qui va l’on ne sait où, et il trébuchait en marchant, comme un homme qui porte un trop lourd fardeau.

D’autres fois, dans quelque sentier tout scintillant de givre, il cueillait une de ces fleurs, si blanches, qu’on nomme des boules de neige, et il la baisait longtemps, longtemps, d’une lèvre éperdue…