Et puisque j’ai parlé des rapports de Wagner et de Bruckner, il faut se garder d’exagérer leur influence sur le symphoniste autrichien. Si Wagner n’avait pas existé, il n’y aurait pas grand’chose, peut-être rien, de changé dans l’œuvre de Bruckner : la dédicace de la IIIe symphonie tout au plus ; l’un et l’autre continuent Beethoven et bifurquent comme deux frères d’égal génie qui s’en vont chacun à leurs affaires, l’un à son théâtre, l’autre à son église. Ce qui ressemble le plus à Parsifal est un Tantum ergo de Bruckner, de 1846, trente ans donc avant l’ouverture du Théâtre de Bayreuth et trente-six avant Parsifal. Il est même possible que Wagner l’ait connu, le terrible homme qui se servait de tout et de tous et ne rendait rien à personne, comme il connaissait l’Amen de Dresde et la Symphonie de la Réformation de Mendelssohn, où cet Amen, qui devint le thème du Graal, joue le rôle que l’on sait. Il reste certain que Wagner et Bruckner ont ceci de commun : l’orchestration la plus pleine, la plus dense, la plus charnue, si j’ose ainsi dire, qu’on ait entendue depuis Beethoven et Schubert. Bruckner n’a rien d’un ascète. Sa foi lui procure des jouissances surhumaines, et sa musique exprime ces jouissances. Elle ne se mortifie jamais. Au contraire, rien n’est assez beau, assez riche, assez grandiose pour la célébration de sa foi. Écrire une symphonie pour Bruckner, je le répète, c’est faire honneur à Dieu des moyens que Dieu lui avait donnés. Il n’entendait pas « au jour du jugement dernier être traité de Lumpen (vagabond, paresseux) ».
Peu après la connaissance de Wagner, Bruckner, enfin, s’installe à Vienne. En 1867, Herbeck l’appelle à la chapelle de la Cour, après la mort de Sechter, et lui obtient au conservatoire la place de professeur d’orgue, d’harmonie et de contrepoint. Dès ce moment, les tribulations vont commencer. L’illustre compositeur n’aura plus une minute de paix, plus une joie sans mélange. En apparence, tout allait bien, ou plutôt jamais les choses n’avaient si bien été. En 1869, Bruckner entreprend même le voyage de Nancy, à l’occasion du concours international des organistes ; il les surpassa tous, connut des triomphes à Paris, surtout pour ses improvisations. En 1871, il va à Londres, où il donne onze concerts, et, après ces deux voyages, il est classé