dans la forêt et à ces crucifix cloués aux arbres de son pays. Dès que quelque chose de trop profane lui parait avoir passé dans son inspiration, vite un petit exorcisme. Du reste, il est parfaitement en règle avec sa conscience, et la joie sonne chez lui comme chez Beethoven, colossale, délirante, mais ingénue ; paysanne, mais jamais grossière : pleine de saillie, de chaleur et d’humour, jamais méchante ; malicieuse, bonhomique, jamais vulgaire. Bref, il sait se réjouir comme un saint. Et à entendre les éclats de cette joie, surtout réservés à ses scherzo, il arrive qu’on reste étourdi et qu’on se regarde, n’en revenant pas. Comment a-t-il pu trouver cela ? C’est à la fois d’un enfant et c’est à faire crier d’admiration les professionnels. Nous avons, Dieu merci, entendu pas mal de musiques modernes en tous pays ces trente dernières années. Mais, venons-nous à prendre contact avec une nouvelle symphonie de Bruckner, nous demeurons stupides à l’ouïe de ces accents, qui ne ressemblent encore à rien tant d’années après leur éclosion ! C’est encore et toujours ce mystérieux mot de génie qui dit tout mais n’explique rien, qu’il faut prononcer. Et, qu’on me permette de le faire observer, l’imagination d’un vieillard, je ne dis pas seulement chaste, mais vierge, se conserve autrement fraîche, vigoureuse et exaltée que celle du commun des mortels. On vante la nouveauté de vision des peintres impressionnistes ; pour un peu, on parlerait d’œil nouveau comme d’art nouveau. Or un esprit qui jamais n’a été attentif qu’à la beauté du ciel, du fleuve et de la montagne, des fleurs et des insectes, aux grandes cérémonies du culte sous les voûtes heureuses des belles églises d’Autriche, et dont la pensée se repaissait de Dieu sans cesse et avec la profondeur dont témoignent le Gloria et le Credo de la grand’messe en fa mineur, ne pouvait mettre dans ses conceptions qu’un reflet direct de la divinité. C’est ainsi que, le plus naturellement du monde, Bruckner écrivait, avec l’aisance d’un qui disposerait de Beethoven en lui, des choses qu’aucun autre au monde n’aurait pu écrire, puisqu’il y fallait le concours de ces cinq éléments : un tel amour de Dieu, une telle science, le paysage autrichien, une absolue virginité d’âme, et une ignorance absolue de tout ce qui aurait pu ternir cette fraîcheur de pensée et de sensation, s’interposer entre son Créateur et lui, entre lui et sa musique.
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