Page:Revue générale de l'architecture et des travaux publics, V4, 1843.djvu/150

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L’administration, il est vrai, prévient les familles par la voie des journaux, afin qu’elles puissent enlever les pierres sépulcrales ou renouveler les concessions ; mais ce moyen est insuffisant. Mieux vaudrait prévenir à domicile, puisqu’en général on connaît l’adresse de quelques membres des familles : tout le monde ne lit pas les journaux, et quand même, l’annonce peut fort bien échapper[1].

Il y a sans doute très-loin de l’état actuel des cimetières de Paris à ce qu’ils étaient encore à la fin du siècle dernier, c’est-à-dire de hideux charniers qui répandaient autour d’eux des miasmes pestilentiels. Il a bien fallu que ces champs de repos eux-mêmes suivissent l’essor général de tous les travaux humains dans la voie du perfectionnement. Mais il reste encore beaucoup à faire, tant en améliorations aux frais de la ville que dans la direction à imprimer aux constructeurs des tombeaux, surtout dans les cimetières accidentés de la rive droite. Nous proposerons quelques améliorations, après avoir passé en revue tous les cimetières de la capitale. L’administration fait assez de frais pour le bien-être des vivants, pourquoi ne ferait-elle pas quelque chose pour embellir le séjour des morts ?

Les anciens cimetières de Paris, très-restreints et très-encombrés, furent d’abord situés hors de l’enceinte de la ville ; car autrefois, comme de nos jours, les lois ne permettaient pas d’enterrer les cadavres des morts dans les villes[2] ; mais, par suite de l’agrandissement successif de Paris, les cimetières s’y trouvèrent renfermés, et l’on n’en continua pas moins à y accumuler des cadavres.

Ces cimetières furent supprimés vers la fin du siècle dernier et le commencement de celui-ci. La dépouille de tous ces lieux de sépulture, de tous les charniers, de tous les ossuaires, est aujourd’hui déposée dans les carrières de la plaine de Montsouris, converties en catacombes.

Le seul cimetière des Innocents a fourni pour sa part les débris de plus de douze cent mille squelettes accumulés, depuis que Philippe-Auguste, indigné des scènes scandaleuses qui s’y passaient pendant la nuit, le fit entourer d’une clôture. (Description des Catacombes, par M. Héricart de Thury, p. 164. et suiv.) Ces débris étaient renfermés dans un espace de 6974. mètres carrés (un peu plus de 2 arpents), sans déduction des charniers, chapelles et autres monuments, ce qui fait 172 cadavres par mètre carré, en admettant que tout cet espace fût libre ; mais en défalquant la superficie occupée par les charniers et autres bâtiments construits dans le cimetière, ainsi que les tombeaux en pierre, etc., on pourrait bien porter le nombre à 200 par mètre carré, et même bien au delà, si l’on considère que ce cimetière existait plusieurs siècles avant Philippe-Auguste, et que ce n’est qu’à partir de cette époque qu’on a constaté l’inhumation des douze cent mille cadavres.

Le cimetière des Innocents était, pour ainsi dire, le chaînon funèbre qui reliait les nécropoles chrétiennes de l’antiquité aux cimetières modernes. Son entourage de galeries ogivales destinées, dans le principe, à recevoir des sépultures particulières, fut, dans les derniers siècles, converti en un immense ossuaire de près de 300 mètres de développement. À travers les clôtures mal jointes de ces arcades, dans le vide des pans de bois à jour qui en portaient le comble, apparaissaient des milliers de têtes de morts. La surface du sol était hérissée de croix et de divers monuments funèbres d’un aspect original, au milieu desquels la tour Notre-Dame-des-Bois élevait sa tête pyramidale ; ici ses chapelles, là son vieux prêchoir ; tout cet ensemble enfin, profondément empreint du cachet mélancolique et sombre du MoyenAge, devait faire une impression profonde sur l’imagination de ceux qui visitaient pour la première fois cette enceinte funèbre. On conçoit facilement l’effet que devait produire, sur un auditoire simple et crédule, les élucubrations furibondes de quelque prédicateur fanatique, lancées du haut d’un prêchoir élevé parmi les tombeaux.

Ce cimetière, jadis le seul que possédait Paris, reçut pendant dix siècles les morts de vingts paroisses. Son dernier fossoyeur. François Poutrain, y en avait déposé plus de 90,000 en moins de trente ans. (Héricart de Thury, Description des Catacombes, p. 164.) Faut-il s’étonner que le sol se soit élevé de près de 3m au-dessus du sol des rues voisines, quoique celui-ci se fût élevé lui-même de plusieurs mètres ?

On ne concevrait pas comment une pareille accumulation de cadavres a pu avoir lieu dans un aussi petit espace, sans compter le volume du bois des cercueils, si l’on ne savait que depuis plusieurs siècles on avait coutume de déposer les ossements que les fouilles mettaient à découvert dans les galeries funèbres ou charniers qui entouraient le cimetière. Cet immense ossuaire devait contenir au moins 6,000 mètres cubes d’ossements[3].

  1. Nous citerons pour preuve la sépulture du lieutenant-général ***, mort en 1832. Son fils et sa belle-fille, qui vénéraient sa mémoire et attendaient des temps plus heureux pour lui ériger un tombeau de famille, ayant été obligés d’aller se fixer loin de Paris, avaient instamment recommandée une personne de la famille d’être attentive aux avis qui pourraient être donnés sur les concessions temporaires. Cette personne n’a peut-être pas passé un jour depuis dix ans sans lire au moins un grand journal. Eh bien ! l’avis est pourtant passé inaperçu, et la douleur de cette personne a été extrême lorsque, en portant des couronnes sur le tombeau du général, le jour de sa fête, elle a trouvé un vaste espace dénudé et dévasté là où l’année précédente se trouvait un bosquet parsemé de tombes. On n’a pas même pu avoir de renseignements.
  2. Solon défendit d’enterrer dans les villes. Adrien fit la même prohibition : Ne funestentur sacra civitatis.
    (Chambry, p. 53.)
  3. Selon le rapport de Thouret sur les exhumations du cimetière des Innocents, « les ossements remplissaient tous les portiques, les arcades, les caveaux, les charniers et même les combles ou terrasses des chapelles sépulcrales et autres monuments funèbres. » L’insuffisance de ce champ de repos était depuis longtemps notoire, et son existence au centre de la ville était contraire à la salubrité publique lorsqu’il fut enfin supprimé en 1785, par ordre du Conseil d’État. Cette suppression avait été vainement réclamée à plusieurs reprises à partir de 1554. De déplorables conflits entre l’autorité civile et l’autorité religieuse venaient toujours s’opposer à cette sage mesure. Il ne fallut rien moins, pour qu’on se décidât, que l’irruption des cadavres en putréfaction d’une vaste fosse commune, qui se firent jour au travers d’un mur écroulé dans la cave d’une maison de la rue de la Lingerie, adossée aux charniers du cimetière. — Ce n’est pas sans intention que nous avons évité de parler des sépultures dans les églises et dans les préaux intérieurs des cloîtres et couvents. Ces caveaux funèbres et ces cimetières, quand ils n’étaient pas, par privilège, ouverts aux morts illustres ou de noble famille, étaient toujours exclusivement réservés aux habitants des maisons religieuses et aux membres du clergé. Dans aucun temps ils ne purent être considérés comme lieux de sépulture publique ; mais toutefois, à cause du grand nombre de couvents et d’églises que la ville de Paris contenait dans son enceinte, on comprend jusqu’à un certain point que le cimetière des Innocents ait pu suffire à une époque aux besoins de la population parisienne. Lorsque les cimetières et les charniers des communautés religieuses devinrent trop encombrés, on les accompagna d’un ossuaire où furent entassés les ossements exhumés dans les fouilles. L’extrados des voûtes sous les combles des églises ou des cloîtres reçut souvent ce lugubre dépôt. On retrouva encore un amas considérable d’ossements humains