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REVUE PÉDAGOGIQUE

C’est, à distance, une belle page. Il est beau de voir ces protestataires du droit, hommes, femmes, enfants, emportant leur patrie dans l’exil, le respect de la loi et de la justice, l’amour de la liberté, le deuil de tant d’espérances mortes, et la foi invincible dans l’avenir. Comme ils montrent avec éclat que l’homme ne vit pas de pain seulement ; qu’il ne peut pas se passer de l’honneur ! Douloureux exode. Dur temps d’épreuves, où les âmes se sont trempées, où les grands cours se rencontraient. Puis le retour dans la France morne, étouffée, les vieux liens brisés, la vie à refaire : c’est ici que se manifeste le caractère si ferme, si viril sous sa réserve et sa modestie, de cette femme au noble cœur. Les petits commencements ne lui font pas peur, ni les petites tâches, petites en apparence. Cet esprit vigoureux ne craint pas d’appeler quelques enfants, des jeunes filles, pour leur enseigner les éléments. Et elle fonde son cours, qui lentement grandit et prospère.

Il est interrompu par la guerre, par ce cruel désastre et ce généreux effort, où la patrie sombre, et où elle se reprend par un noble désespoir. Toutes ces tragédies avaient laissé leur trace dans l’âme si élevée de Mlle Fleury. Quand elle reprit sa tâche, elle était marquée pour travailler, dans la voie la plus sûre, au relèvement du pays et à la réparation de ses maux passés.

Quelle haute idée elle avait de l’enseignement, de l’éducation des femmes ! Comme elle était préoccupée de former des esprits droits, ouverts, ne se payant pas de mots, ne se leurrant pas d’apparences, des esprits réglés, instruits de l’essentiel ! Et comme elle avait soin de ne pas séparer l’instruction de l’éducation, l’ornement de l’esprit de la fermeté de la raison, le savoir de la conscience ! Elle avait horreur du superficiel, du clinquant, et aussi de l’amas indigeste et du bourrage mnémotechnique. Penser juste, voir clair, savoir avec précision, aimer ce qui est simple et vrai, écrire sans embarras et sans faste, viser au développement intellectuel et moral et non à des succès passagers, telle était la règle de son enseignement.

C’est à cette œuvre qu’elle a consacré le meilleur de ses forces, qu’elle a donné son temps et son cœur.

Je me la rappelle autour de la table d’un jury d’examen où je siégeais auprès d’elle, ne la connaissant pas encore. J’étais frappé de son air attentif, de ses questions pénétrantes, de ses jugements à la fois si bienveillants et si sûrs. L’impression qu’elle me fit alors et que des rapports plus suivis ont confirmée, c’est que j’avais devant moi une femme réellement supérieure, une véritable éducatrice, habile à juger et à conduire les esprits et à pénétrer le fond des choses.

Faut-il ajouter ici ses qualités sociales et aimables, ses relations si pleines d’agrément et de sûreté avec ses amis de choix, sa vie de famille, sa tendresse pour les siens, et leur deuil profond lors de la brusque séparation, si inattendue ?

Tous ces souvenirs, ce poétique monument où reposent ses restes nous les rappelle, les fait repasser devant nos yeux.