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REVUE PÉDAGOGIQUE

rompu entre le maître et ses élèves, qui ont si rarement l’occasion de manier la langue française pendant leur séjour aux champs. Le palliatif est faible sans doute, pour un mal qui paraît sans remède ; mais je suis persuadé que nos efforts dans ce sens ne seront pas inutiles. Déjà on remarque dans les lettres des enfants un peu moins d’embarras. Je joins à mon rapport la lettre — arrivée aujourd’hui — d’un enfant de la petite école de Sauze (canton de Guillaumes) à son correspondant du Cros (canton d’Utelle). Louis Nicolas, qui a quitté l’école pour la garde des troupeaux, écrit un peu plus correctement que ses condisciples ; cependant il n’a pas encore son certificat d’études[1]. Sa lettre donne une idée de ce que peut être cette correspondance de quinzaine entre enfants de dix à treize ans, qui ne se connaissent pas, vivent dans un milieu étroit et n’ont qu’un petit nombre d’impressions à se communiquer. Des détails sur la famille, la description du village, les travaux des champs, l’état des récoltes,

  1. Voici cette lettre, telle que l’enfant l’a écrite :
    « Sauze, le 29 avril 1891.
    » Cher ami,

    » Je m’empresse de répondre à ta [lettre] dans laquelle tu m’invites à venir au festin à la Villette. J’y serais venu avec un grand plaisir pour te voir et connaître un peu ton pays et tous tes camarades mais nous avons aussi dimanche le festin à Daluis, qui n’est pas loin de notre pays et nous irons à celui-là. Dimanche dernier presque tous les habitants de Sauze sont allés en pèlerinage aux Moulins qui est un hameau de la commune de Sauze, situé à une heure de notre village.

    » M. le Curé est allé dire la grand messe à dix heures à la chappelle de Saint-Jean-Baptiste. Il y avait beaucoup de monde, à ce qu’on m’a dit, mais moi je n’y suis pas allé, parce que je suis allé avec mon grand frère voir la procession de Saint-Joseph à Guillaumes. Vous me dites qu’on à commencé la route du Ciaudan à Saint-Jean-la-Rivière, nous autres aussi, on doit finir la route qui va de Sauze à Guillaumes, mais on n’a pas encore travaillé jusqu’à présent et je crois qu’on commencera le mois de Mai. A votre pays, vous dites qu’il y a eu deux décès, quatres naissances et deux mariages. Nous autres ici, cette année, il y a eu un décès, deux naissances deux petits garçons et on avait affiché et publié un mariage, mais il ne se fera pas parce que dimanche on ne l’a pas publié.

    » Moi, il y a déjà quelque temps que je ne vais plus à l’école, mais j’envoie ce que je fais par mon frère et par ce moyen, de temps en temps, je sais de vos nouvelles et je vous fais savoir des miennes.

    » Je vous embrasse du fond de mon cœur,

    » Votre ami,
    » Nicolas Louis. »

    Les idées sont courtes et le sentiment point à peine ; mais il faut songer combien la vie que mènent ces pauvres enfants est étroite et peu mouvementée. Avec le temps et les années, la pratique des hommes et des choses, l’horizon du jeune Nicolas s’élargira, et ce sera bien quelque chose qu’il puisse exprimer, la plume à la main, ce qu’il arrivera à penser, sentir et vouloir. Il y a peut-être de l’injustice à déprécier l’examen du certificat d’études qui constate ce résultat.