Page:Revue pédagogique, premier semestre, 1892.djvu/35

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
25
L’ENSEIGNEMENT CHEZ LES INDIGÈNES MUSULMANS D’ALGÉRIE

On eut bientôt une preuve nouvelle de leurs bonnes dispositions. En janvier 1881, M. Masqueray, directeur de l’école des lettres d’Alger, qui a rendu tant de services pour la connaissance intime de l’Algérie, fut chargé d’une mission dans la Grande-Kabylie, dans le double dessein de sonder les véritables dispositions des intéressés et de déterminer les meilleurs emplacements pour les nouvelles écoles. Au bordj de Fort-National, l’Administrateur, M. Sabatier, avait convoqué les délégués d’un grand nombre de tribus. Il y avait là près de 800 personnes, des amin, des oukil et des tamen, ceux-ci « de petites gens, de tout âge, aux burnous salis par la terre, mais de mine intelligente et passionnée ». Les amin et les oukil, c’est-à-dire l’aristocratie, entrèrent dans une salle, et les tamen restèrent dans la cour. Alors entre ceux-ci et M. Masqueray s’établit un dialogue des plus curieux, et qu’il faut lui laisser exposer[1] :

« Enverrez-vous vos enfants ? Nous les enverrons. — Nos écoles seront ouvertes à tous, aux pauvres comme aux riches. Bravo ! — On n’y prononcera pus un mot de religion, ni de religion chrétienne, ni de religion musulmane. — C’est bien, cela ! — Nous y enseignerons, outre la langue française, le calcul, l’histoire et la géographie, des métiers manuels pour que vos enfants trouvent à vivre dans le monde. — Bravo ! » — Un vieillard gravit les marches du perron, et se tenant près de nous, dit à haute voix : « Nous voulons que nos enfants aillent à l’école, afin d’être gouvernés directement par vous ». — Un homme jeune lui succéda, très vif, évidemment chef de parti ; il s’écria : « Oui, nous ne voulons plus être mangés par nos amin ». — M. l’Administrateur atténua l’effet de cette parole révolutionnaire ::« Aujourd’hui, jour de paix et de concorde, dit— il, nous n’avons point à récriminer contre le passé ». Nous ajoutâmes : « Asseyez-vous tous à terre, puis que ceux qui veulent l’école se lèvent, et que ceux qui ne la veulent pas restent assis. » Une dizaine environ sortit de la cour : tout le reste s’assit, puis se leva sans exception.

Nous rentrâmes ensuite dans la salle où les amin et les pukil se tenaient silencieux, et l’interprète, traduisant nos paroles, leur dit : « Vous avez entendu. Que dites-vous à votre tour, vous qui êtes les plus riches et qui tenez de si près au gouvernement ? » — Un amin répondit : « Nous exécuterons les ordres du beylik[2] — Je l’interrompis : « Ce n’est pas cela que nous vous demandons. Personnellement et sans contrainte aucune, donnerez-vous le bon exemple ? Enverrez-vous vos enfants, ou si vous en aviez, les enverriez-vous ? »

  1. Rapports inédits de M. Masqueray. Archives de l’académie d’Alger.
  2. Gouvernement.