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INDISCIPLINÉE

reçu des paroles dures et des regards blessants, on t’aura soupçonnée de choses dont la seule pensée t’indigne à présent ; tu auras marché, portant le poids des injustes accusations, des malveillances ouvertes…

— Je me défendrai ! fit-elle en relevant la tête, prête à livrer bataille.

— … Des malveillances sourdes et dissimulées. Des actions innocentes te seront imputées à crime, parce que tu auras bravé l’opinion, pour des choses qui n’en valent pas la peine… Crois-moi, Sonia, il ne faut braver l’opinion que comme l’ont fait les martyrs ; pour défendre sa foi, — religieuse ou laïque. Pour les grandes luttes, il faut se réserver et se livrer toute entière ; on s’use dans les petites…

— Ah ! murmura-t-elle avec une tristesse profonde, si je pouvais !…

— On peut, Sonia, on peut ; mais il faut, pour cela, s’immoler soi-même, compter pour peu de chose ses goûts et ses préférences, et sacrifier ce qui n’est pas le fond de nous-mêmes : notre croyance au bien et à l’honneur !

— À ceux-là, fit-elle avec énergie, je ne manquerai pas !

— Alors pourquoi t’user dans des luttes puériles ? À quarante ans, te dis-je, tu seras morte, ou tu auras cédé ; ne vaudrait-il pas mieux vivre résignée et heureuse, oui, heureuse d’être résignée, car la résignation volontaire n’est pas humiliante… Ce qui est humiliant, c’est d’être contraint par la force ; or, il faut vivre, mon enfant, gagner sa vie, supporter sa famille, ses supérieurs, ses amis et ses ennemis… Qui veut vivre doit céder ; en résistant, on est brisé, on meurt jeune et misérable… As-tu compris ?

— Je l’espère ! dit-elle en m’embrassant si fort qu’elle me fit mal.

Moi aussi, je l’espère ! Et pour celles qui, comme elle, moins belles, moins brillantes, moins exposées, peut-être, mais aussi indisciplinées dans l’effervescence de leur jeunesse, croient qu’elles ne peuvent se soumettre, — j’ai écrit ces lignes, le cœur plein d’une tendre et douloureuse pitié.