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LE ROMAN RÉALISTE EN ANGLETERRE AVEC JANE AUSTEN

tout s’arrange à la satisfaction générale. Même les événements qui pourraient être tragiques, tombent à plat et finissent court. On n’a jamais, avec Jane Austen, que l’espoir d’une catastrophe : une jeune folle qui s’est laissée enlever fixe son séducteur, moyennant une petite dot fournie par un ami de la famille, et une femme qui a quitté son mari, après un esclandre, se retire tranquillement à la campagne avec sa tante et une pension que lui fait son père, pour méditer sur les avantages de la bonne conduite. Les événements les plus marquants sont un bal, un dîner, un pique-nique ; on soupire après ces joies-là un mois avant, on les repasse dans son cœur sept ans après : il n’y a guère de plus faible, comme intrigue, que Molière, et de moins tragique que Marivaux.

Les âmes n’y sont pas plus troublées que les vies. Quelque curieux que cela puisse paraître, puisque toutes ces histoires tournent autour d’un mariage, on n’y rencontre pas d’amour. Ce que Jane Austen nous présente comme de l’amour, c’est bien plutôt un goût sérieux mais réservé, qu’on s’avoue à peine à soi-même, qu’on tait à celui qui l’inspire, qu’on cache à ceux qui vous entourent. Il arrive aux héroïnes de souffrir, à Jane Bingley par exemple, à Anne Elliott, mais c’est si correctement, que personne ne s’en aperçoit et qu’elles-mêmes n’en sont plus très sûres, car les sentiments si bien dominés s’affaiblissent : on ne souffre d’une manière durable que lorsqu’on consent à souffrir. Pas de scène d’aveux qui ne soit du même coup une demande en mariage, pas de reproches, pas de jalousie ; un éclair, un frémissement de temps à autre et puis tout rentre dans l’ordre : les âmes ardentes n’y trouvent pas plus leur compte que les imaginations héroïques.

Les titres mêmes ont quelque chose de vieillot qui rebute au premier abord et font songer à une moralité du Moyen-Âge : Bon sens et sentimentalité, Orgueil et parti pris, Persuasion ! On se méfie de ces romans-là avant de les avoir lus. Pourtant, cette Jane Austen qui n’a rien pour tenter, pas même ses titres, on l’a comparée à Shakespeare, sans que cela parût très ridicule ; les lettrés anglais ont pour elle une manière de petit culte aussi intime et aussi délicat qu’elle ; dans