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M. Renouvier, et pour rêver un passé autre que le passé de l’histoire réelle ; mais cet effort, il n’est que légitime de le faire, pour peu qu’on croie au libre arbitre. Sans doute il serait inexact de dire absolument : « Les faits de l’histoire sont les produits d’une cause libre[1]. » Il y a dans les événements de ce monde d’autres facteurs que la liberté humaine. À côté de l’accidentel, il y a le nécessaire, tout ce que l’on a appelé vaguement fortune, hasard ou destin. Mais, d’autre part, si l’on va au fond des choses, les grands mouvements de l’histoire ont eu le plus souvent pour principe une volonté humaine, et la liberté vient rompre à chaque instant la trame des faits déterminés, nécessaires. La liberté, en effet, si elle existe, est le pouvoir d’agir dans un sens ou dans un autre, de faire autre chose que ce qu’on a fait : d’où la possibilité de concevoir pour les faits historiques un autre enchaînement, si seulement le premier anneau de la chaîne est suspendu à une volonté différente de celle qui s’est manifestée en effet.

Rien de plus légitime, par conséquent, que l’hypothèse d’où est sortie L’Uchronie. Reste à prouver qu’elle n’est pas moins vraisemblable qu’utile. Y-a-t-il dans cette conception autre chose qu’un amusement de l’imagination et une vaine fantaisie d’érudit ? La réponse ne saurait être douteuse. Si l’histoire vraie, avec ses fautes et ses hontes qu’on ne peut cacher, est tout de même considérée comme la leçon de l’avenir, que dire de l’histoire fictive, imaginaire, conçue et pour ainsi dire reconstruite d’après un.plan rationnel ? En nous montrant quel tour auraient pu prendre les événements, M. Renouvier nous indique quelle direction il dépend de nous de leur donner dans l’avenir. Supposer dans le passé d’autres actions chez les mêmes hommes, c’est, sous une forme déguisée, donner des conseils à ceux qui agissent aujourd’hui ou qui agiront demain. Sur ce point l’Uchronie participe aux avantages communs à toutes les utopies. Mais ce qui est son mérite propre et son intérêt spéculatif, c’est de poser sous une forme saisissante, dans des conditions qui rendent impossible tout subterfuge évasif dans la réponse, la grande question de la liberté ; c’est de nous forcer à prendre parti pour ou contre le fatalisme historique, en exposant, pour la première fois peut-être, toutes les conséquences qu’implique la croyance au libre arbitre.

Exposons rapidement les fictions inventées par M. Renouvier. L’échafaudage de son roman est, il faut l’avouer, un peu compliqué ; la mise en scène, laborieuse. L’Uchronie serait l’œuvre latine d’un moine, le Père Antapire, mort à Rome, en 1601, victime de l’Inquisition, et qui, avant de mourir, aurait imaginé de protester contre la civilisation qui l’envoyait au supplice par le tableau d’une civilisation meilleure, où la religion ne se séparerait point de la tolérance. Le livre, écrit en prison, a été recueilli par un ami du Père Antapire, moine lui aussi, et qui, pour échapper à l’intolérance romaine, s’enfuit en Hollande, et s’y convertit à la religion réformée. Là, conservé précieusement, caché aux

  1. M. Carrau, Revue des Deux-Mondes.