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analyses. — compayré. Uchronie de Renouvier

regards profanes comme une œuvre supérieure à son temps et dont les hardiesses seraient compromettantes pour qui le publierait, le manuscrit passe des mains du premier dépositaire à celles de son fils. Celui-ci, esprit libre et étendu pour son temps, nous raconte, dans un premier appendice dont l’éditeur supposé a fait une préface, l’histoire de son père, et quelles leçons morales il a reçues de lui en même temps que le legs de l’Uchronie. Ici se placent quelques pages dont l’intérêt est assez vif, et qui, pour le ton comme pour l’intention, rappellent la Profession de foi du vicaire Savoyard (p. 4 à 8). Reconnaissons cependant qu’avec la prolixité qui lui est trop habituelle, M. Renouvier a abusé des détails qu’il donne sur la famille des conservateurs de l’Uchronie et des écrits qu’il leur attribue : outre le premier appendice, il y en a un second, il y en a même un troisième composé par le petit-fils. L’imagination que l’auteur a dépensée pour nous intéresser aux aventures de ces réformés de Hollande, il eût mieux valu peut-être qu’il la réservât pour l’Uchronie elle-même, qui en manque un peu, et où l’invention est souvent pauvre.

Le récit de l’Uchronie se compose de cinq tableaux, mais le premier appartient encore à l’histoire authentique. L’auteur y analyse, avec sa force habituelle de pensée, la situation du monde de l’empire romain, au 1er  siècle de l’ère chrétienne, c’est-à-dire selon la chronologie qu’il adopte, au ixe siècle de l’ère des Olympiades. L’intérêt de ce premier tableau est surtout de rendre vraisemblables à l’avance les résolutions imaginaires que l’auteur va tout à l’heure prêter aux maîtres de l’empire romain. Il recueille avec soin, chez les premiers empereurs, toutes les velléités libérales et démocratiques, qui préparent la volonté plus démocratique encore par laquelle Marc Aurèle va régénérer Rome, et ouvrir les voies au rétablissement de la République. C’est en effet dans la grande âme de Marc Aurèle que M. Renouvier a déposé le germe de son histoire fictive. L’homme et l’époque sont heureusement choisis. Si une dérogation libre aux actions enregistrées par l’histoire peut être vraisemblable chez quelqu’un, c’est dans l’âme réfléchie, profonde, si je puis dire, du plus vertueux des Antonins. D’autre part, il fallait évidemment se placer dans un de ces moments de crise, et en quelque sorte dans un de ces carrefours de l’histoire, où il semble que la volonté humaine puisse se tourner indifféremment de plusieurs côtés. Aucune époque ne convenait mieux à ce point de vue, que ce siècle agité, indécis, où la lutte s’anima de plus en plus entre le christianisme, et l’esprit laïque et civil de la vieille Rome. Il était impossible de mieux placer le nœud de l’hypothèse, de choisir plus ingénieusement le point de bifurcation, où les événements dévient dans une direction nouvelle et hypothétique.

Il serait trop long de raconter en détail les faits qui s’accomplissent dans l’Uchronie. L’analyse en est d’ailleurs difficile, vu la confusion d’un récit où les événements n’ont pas toujours la netteté désirable, et où il y a moins de faits que de considérations générales. L’Uchronie aurait dû être un pamphlet rapide, une critique légère et vive de ce qui