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analyses. — compayré. Uchronie de Renouvier

la vérité tout un peuple de volontés. Ne nous imaginons pas qu’il dépende de la liberté humaine de faire des miracles, d’introduire dans la suite des événements de véritables solutions de continuité. La liberté n’est pas un agent qui s’exerce in vacuo ; c’est une force qui agit sur d’autres forces, et qui s’applique à des données préexistantes. M. Renouvier lui-même prouve qu’il ne l’oublie pas tout à fait, lorsque, après avoir admis un peu vite la brusque réussite des réformes de Marc Aurèle, il imagine le retour de Commode, et une résurrection momentanée de l’esprit qui paraissait vaincu : ceci est une fiction ingénieuse qui nous rapproche des vraies conditions du développement historique, et qui nous fait entendre que, en dépit du plus viril emploi de la liberté, un vieux système politique ne meurt pas en un jour. Nous aimons moins que M. Renouvier confie à une dictature de vingt-cinq ans le soin de consolider la Révolution, L’histoire idéale, refaite par un philosophe, ne devait-elle pas répudier ces moyens violents, ces pouvoirs dictatoriaux, qui sont précisément la négation de toute adhésion libre, et que l’ambition des uns, comme la faiblesse des autres, n’a que trop prodigués dans l’histoire réelle ?

Le trait caractéristique de la politique de l’Uchronie, c’est la séparation du pouvoir civil et du pouvoir religieux, de l’Église et de l’État. C’est dire que M. Renouvier a singulièrement modifié et même transformé l’histoire en ce qui concerne le christianisme, puisque en réalité le christianisme a toujours tendu à être, et a été quelquefois un gouvernement sacerdotal, absorbant ou dominant la puissance civile. N’admettant ni la divinité privilégiée de la reUgion du Christ, ni même la force d’expansion qui aux yeux de certains penseurs suffisait pour rendre nécessaire le triomphe d’une pareille doctrine, M. Renouvier restreint le rôle des chrétiens ; il les refoule, il les cantonne dans l’Orient, leur berceau ; il leur fait interdire par les empereurs, grâce à des précautions qu’il suppose efficaces, l’accès des provinces occidentales de l’empire. D’autre part, les Barbares ne parviennent à franchir ni le Rhin, ni les Alpes ; c’est dans l’Orient qu’ils se répandent, au milieu des chrétiens qui ne leur opposent pas de résistance. On devine les conséquences de ces hypothèses. Le moyen-âge, produit commun du christianisme et de l’invasion des Barbares, n’est pas supprimé dans l’Uchronie. M. Renouvier se contente de le dépayser et de l’abréger. C’est dans l’Orient qu’il transplante tout ce qui constitue l’histoire des premiers temps de l’Église : les luttes des sectes rivales, l’intolérance, la prétention à la domination universelle, l’esprit ecclésiastique, plus tard l’esprit féodal. C’est de l’Orient que partiront les croisades, tentatives impuissantes par lesquelles les peuples chrétiens essaieront de convertir à leur foi l’Occident demeuré libre et philosophe. Mais ils seront convertis eux-mêmes. Au contact des mœurs occidentales ils s’accoutumeront à en admirer les institutions civiles et l’esprit scientifique ; de sorte qu’après quelques siècles de divorce l’Occident et l’Orient se rapprocheront de nouveau. L’exil imposé au christianisme