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subisse l’empire des dispositions qui le portent à agir, ou qui l’en détournent, soit qu’il subisse les effets de ses propres actions, aussi bien isolément que comme membre de la société. Le moraliste voit que le bonheur individuel de l’agent est souvent en désaccord avec celui de la société, et que la privation du bonheur immédiat ou les maux positifs qu’il a à subir sont des conditions du bien-être de la société dans son état présent. S’inspirant du sentiment éthique tel que nous l’avons vu se constituer, il n’hésite pas à formuler impérativement une conduite qui tende à ne pas diminuer, et, si c’est possible, à augmenter le bonheur général, et, d’une façon indirecte et subordonnée, celui de l’agent individuel. Il impose l’obligation de s*y conformer au nom de la collectivité actuelle qui dispense la sanction morale, ou, s’il le faut, au nom du public idéal qu’il substitue de par l’autorité de son sentiment éthique rationnalisé à la collectivité actuelle incompétente ou indigne.

Ce travail que, selon les philosophes anciens, le sage a seul l’autorité de faire, tout homme l’accomplit, mais d’une façon incohérente et toute dépourvue de précision. Alors même qu’il ne parvient pas à se faire une notion bien nette du type qu’il doit observer, il ne doute pas que ce type n’existe et qu’il ne puisse être connu. En outre, il reconnaît par expérience que la ligne de conduite contenue dans sa conscience morale a varié, qu’elle s’est améliorée, qu’il connaît mieux le juste et l'injuste, qu’il ne les connaissait à une autre époque de sa vie, et que ses contemporains le connaissent mieux que les hommes de temps plus anciens. Cette conviction, dont le moraliste, moins que tout autre, ne saurait se défaire, devient un élément inséparable du sentiment éthique ; c’est elle qui nourrit les aspirations vers un idéal supérieur, et qui implante dans l’esprit une croyance ferme aux principes de la relativité et de la perfectibilité indéfinie de la morale.

E. Cazelles.