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j. soury. — histoire du matérialisme

sophe : il le regarde vivre. Que La Mettrie fût une plus noble nature que Voltaire et Rousseau, cela ne fait point doute pour l’historien allemand. Aussi bien la tradition sur ce point est vieille en Prusse. « M. La Mettrie, a écrit Frédéric le Grand dans l’Éloge qu’il composa pour son ami et qui fut lu en séance publique de l’Académie de Berlin, M. La Mettrie était né avec un fond de gaîté naturelle intarissable ; il avait l’esprit vif et l’imagination si féconde, qu’elle faisait croître des fleurs dans le terrain aride de la médecine. La nature l’avait fait orateur et philosophe ; mais un présent plus précieux encore qu’il reçut d’elle, fut une âme pure et un cœur serviable. » Que l’on rapproche ces paroles, qui ne sont pour ceux qui connaissent La Mettrie que l’expression de la plus exacte vérité, des injures et des calomnies haineuses de Voltaire, de Diderot et des encyclopédistes ! Il y avait plus qu’un satirique impitoyable et un franc contempteur des préjugés dans cet Aristippe du matérialisme moderne : il y avait aussi un apii ingénu et sincère de la vérité scientifique. Une âme vulgaire se serait inclinée devant l’orthodoxie de la Faculté de médecine de Paris ; il n’aurait point perdu des années entières à traduire Boerhaave pour les Français, lesquels ne pouvaient qu’être indisposés contre les idées d’un étranger. Mais La Mettrie était un de ces prodigieux entêtés de la race de Maupertuis, de Broussais, de Lamennais, de Chateaubriand ; il allait de l’avant et ne se mettait guère en peine de l’opinion, pourvu qu’il put suivre en toute liberté les inspirations de sa nature primesautière : c’est celle-ci qui de gaîté de cœur lui a fait commettre toutes les fautes imaginables, du moins aux yeux du monde. Jamais on ne fut moins habile homme, moins entendu, plus dédaigneux de l’estime des sots et des pharisiens, partant du grand nombre. Malgré tout, et en dépit des peintures un peu crues de ses livres, « on ne connaît pas une seule mauvaise action de La Mettrie », dit très bien Lange, qui ajoute : « Il n’a pas mis ses enfants aux Enfants trouvés, comme Rousseau ; il n’a pas trahi deux fiancées, comme Swift ; il n’est pas convaincu de concussion, comme Bacon, ni soupçonné d’avoir altéré des documents, comme Voltaire. Dans ses écrits, le crime est excusé comme étant le fait d’une maladie ; nulle part il n’est conseillé comme dans la célèbre Fable des abeilles de Mandeville. C’est à bon droit que La Mettrie a combattu la brutale dureté de la législation, et quand il veut mettre le médecin à la place du théologien et du juge, s’il se trompe, du moins il ne cherche pas à diminuer l’horreur du crime… Répétons-le : il est en fait bien étonnant qu’en dépit de l’immense colère qui s’éleva partout contre La Mettrie, pas une seule accusation positive n’ait été formulée contre sa vie. »