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tinction, toute pensée la suppose comme condition préalable. Toute cette partie est pleine de remarques intéressantes et pour la plupart justes. La question de savoir d’où viennent ces croyances est plus difficile à résoudre : M. Basevi la tranche selon son habitude en plaçant sans discussion leur origine dans la volonté de Dieu.

Nous serions entraînés trop loin si nous suivions l’auteur dans son exposé des facultés mentales. Mais nous devons relever une objection qu’il se pose et à laquelle il répond assez heureusement. La critique, dit-il, doit s’arrêter en présence des éléments derniers de la connaissance soit rationnelle, soit sensible : mais arrivée là, elle s’indigne le plus souvent contre l’obstacle, et de ce qu’elle ne peut le franchir, elle conclut à l’illusion universelle : qui nous répond que cette croyance qui limite de toutes parts le champ de la connaissance scientifique ne cache pas une immense tromperie ? Le monde ne pourrait-il pas être absolument autre qu’il ne nous apparaît ? Non, répond l’auteur, et ce qui tranche le débat, c’est l’action. L’activité humaine se déployant dans tous les sens conformément à la croyance se trouve en harmonie avec les choses, à moins d’erreurs accidentelles. Il résulte de cet accord non-seulement que le monde (sauf les réserves exposées plus haut) est bien tel qu’il nous apparaît, mais encore, et ceci est de la plus haute importance, que l’homme ne doit jamais être étudié comme individu, à part du milieu social et cosmique pour lequel il a été fait. L’individu lui-même ne s’explique pas à lui seul, car il ne s’explique que par son opposition avec ce qui n’est pas lui : le vrai point de vue de la science de l’homme c’est donc la science de l’univers, et une philosophie qui s’enferme dans le moi doit se résoudre à tout ignorer, à commencer par le moi.

Ces considérations ne sont pas nouvelles en philosophie ; le rôle delà croyance a été déjà signalé, souvent même il a été exagéré par des demi-philosophes préoccupés avant tout, comme l’honnête écrivain que nous analysons, de rabaisser l’orgueil de la science humaine. Mais il n’est peut-être pas hors de propos de nous rappeler, quand la publication de tels livres nous y invite, qu’en effet la science est faite d’ignorances mises en bel ordre, et que semblable à une île flottante elle repose sur l’inconnu comme sur une eau profonde. Et c’est encore une utile vérité psychologique que l’impossibilité où nous sommes d’ajuster toutes nos croyances « au niveau de là raison » : quelle part revient à la critique et à l’analyse dans la somme des pensées même de l’homme le plus cultivé intellectuellement ? Nous ne parlons pas de l’immense majorité des consciences obscures où l’habitude et le préjugé règnent sans partage. Elles sont dans l’humanité ce que sont dans le monde les autres êtres par rapport à l’humanité même, c’est-à-dire à ce point nombreuses qu’à côté la minorité paraîtrait négligeable si elle n’était la raison d’être du tout.

A. Espinas.