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son œuvre bonne du mauvaise, n’est qu’une sorte d’abstraction que Jouffroy a eu aussi le tort d’ériger en fin suprême de la vie humaine comme le principe même du perfectionnement de toute notre nature. La liberté, qui est la condition et l’instrument de la personnalité, ne saurait être mise à part du degré de perfection auquel elle élève notre nature, pas plus que de la déchéance où elle la laisse tomber. Ne se peut-il pas que tel ou tel grand scélérat, plein d’audace, de sang-froid, de dissimulation, victorieux de tout remords, ait réussi à développer, dans sa vie perverse, une aussi forte personnalité que l’homme le plus vertueux ? Aura-t-il donc aussi bien atteint sa fin et réalisé l’idéal de notre nature ? Sans doute la liberté considérée en elle-même, de même que toutes nos autres facultés, est quelque chose de bon en soi. Mais, à la considérer en acte, elle ne se sépare de son œuvre, qui peut être bonne ou mauvaise, et sur laquelle seule se mesure, en définitive, l’estime que nous devons en faire dans chaque homme en particulier. Or son œuvre c’est l’accomplissement de notre fin, c’est l’acheminement vers l’idéal de notre nature. Entre le scélérat et l’homme de bien la différence n’est pas tant dans le degré de développement de la personnalité, qui même pourrait être à l’avantage du premier, que dans l’usage qu’ils en ont fait, l’un et l’autre, l’un pour le mal, l’autre pour le bien.

Voilà comment, selon nous, a besoin d’être rectifiée la doctrine de Jouffroy, sous ses deux aspects différents, soit qu’il assigne pour fin à l’homme le développement de toutes ses tendances et facultés, quelles qu’elles soient, ou bien la formation de sa personnalité, en elle-même, indépendamment de la façon dont elle se manifeste et s’exerce.

Toute confusion se dissipe donc par cette simple distinction de ce qui est propre à l’homme et de ce qu’il a en commun avec des êtres inférieurs. Sans sortir de nous-mêmes, comme nous l’avons annoncé, et sans cependant rien sacrifier de cette immutabilité de la règle, hors laquelle il n’y a pas de morale, nous avons rencontré le bien que nous devons accomplir, l’idéal où nous devons tendre, idéal tout humain qui a l’avantage d’être accessible, puisqu’il n’est pas ailleurs qu’en nous-mêmes. En ce sens nous adoptons complètement la célèbre formule stoïcienne : vivre conformément à la nature propre de l’homme, et à son œuvre propre, ὀίϰειον ἔργον, suivant une belle expression d’Aristote. « L’homme naturel, a dit quelque part Pascal, qui d’ailleurs accuse la morale d’Épictète d’une superbe diabolique, est stoïcien. » Nous approuvons fort cette pensée et nous l’adoptons, quant à nous, sans nulle réserve.