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ANALYSESmatthew arnold. — La Crise religieuse.

science[1]. « Méconnus, dit Arnold, ces instincts font explosion et se produisent tout de travers ; leur dose est mal dépensée. » Quand, au contraire, il sont abandonnés à leur légitime exercice, outre qu’ils mettent la nature humaine en contentement et en joie, ils lui rendent plus claire, plus nette, l’intuition de sa destinée, et l’intelligence du testament divin où a été révélée la règle de conduite. En ce sens il faudrait presque dire, au rebours de « l’Imitation », que dans les Écritures l’esprit littéraire est le meilleur juge de la vérité.

J’ajoute que, pour Arnold, en pareil sujet, la justesse scientifique et le tact littéraire se réduisent à deux points : apprécier la valeur exacte du langage biblique, distinguer dans les idées comme dans les sentiments religieux l’influence des temps, ce Zeit-Geist[2] qui revient sans cesse sous sa plume. Arnold, qui s’est tant occupé des langues, le grec, le latin, le celtique même, est, sinon un philologue, du moins un érudit, et surtout un délicat fort habile à mesurer les diverses expressions de la pensée humaine. Au-delà des mots il voit ou devine l’état d’esprit dans lequel ils ont été prononcés. Et par sympathie critique, pour mieux saisir l’accent de chaque langage, il évoque, reproduit, incarne en lui la pensée d’où le verbe dérive. Lui qui s’est fait Grec[3], pour entendre Homère, Breton[4], pour se plaire aux romans de la Table Ronde, Allemand[5] pour pénétrer jusqu’à Goëthe, dans sa souplesse d’humaniste et de poëte, il est devenu Hébreu pour lire la Bible. Il a un instant suscité en lui l’imagination, les formes, les façons de dire, les tours du Sémite, et par cet effort il n’a plus été dupe des mille figures tout orientales dans lesquelles se traduit la vision religieuse d’Israël. L’esprit le mettait en garde contre la lettre. Et, contrairement à ces puritains du temps de Cromwell, pour qui la Bible était comme le code et le journal de la vie quotidienne, il a su, à travers les paroles, retrouver le sens original, l’inspiration antique de Palestine et de Judée. De plus, attentif au mouvement sans fin, à la « nuance » perpétuelle de l’histoire, il a reconnu jusque dans la foi, jusque dans les croyances, le développement, l’évolution. Et de même qu’en véritable « primitif[6] » il lisait la Bible dans sa langue, dans son texte, avec l’âme d’un Hébreu, avec le tempérament d’un Sémite, il suivait aussi, dans sa durée à tra-

  1. Arnold, qui est un humoriste, a recours, comme la plupart des humoristes, comme Sterne, comme Dickens, à la répétition. Les personnages qui aujourd’hui, à ses yeux, représentent le dogme, et qu’il prend sans cesse à partie, ce sont les évêques de Winchester et de Gloucester.
  2. Zeit-Geist ou Esprit de temps. Une des expressions favorites d’Arnold. Dernièrement encore, dans la Contemporary Review je lisais de lui un article intitulé : Butler and the Zeit-Geist.
  3. On translating Homer, lecture donnée à Oxford par Arnold.
  4. On the study of celtic literatur par Arnold.
  5. Arnold est de ceux qui en Angleterre se rattachent le plus fidèlement à la discipline intellectuelle de Gœthe.
  6. Cette expression s’applique surtout aux écoles de peinture. Chacun sait qu’il existe en Angleterre une école pittoresque, imitatrice des primitifs, dite l’école préraphaélite.