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ANALYSESjules gérard. — Maine de Biran.

de ceux qui les ont précédés : il y a des philosophes, qui construisent d’abord leur système, et qui écrivent ensuite uniquement pour l’exposer ou pour le défendre, jamais pour le modifier : tout autre fut Maine de Biran. Penseur solitaire, s’il en fut jamais, il rechercha pourtant avec curiosité les opinions et les systèmes de ceux qui s’étaient occupés des mêmes problèmes que lui ; esprit libre et sincère, il écrivit toujours pour exprimer sa pensée telle qu’elle se présentait à son esprit sans aucun souci de ce qu’il avait écrit la veille et de ce qu’il pourrait écrire le lendemain. La suite chronologique de ses ouvrages nous présente le spectacle d’une évolution continue qui conduit son esprit d’un point de départ assez nettement marqué vers un terme inconnu, entrevu pourtant et que la mort l’a empêché d’atteindre. Ce caractère particulier du génie de Maine de Biran impose à ceux qui veulent le faire connaître la nécessité de traiter deux questions historiques : la première consiste à rechercher dans les philosophies antérieures le point de départ de notre philosophie ; la seconde à examiner la direction générale du mouvement qui emporte sa pensée. Nous devons indiquer d’abord comment M. Gérard traite ces deux questions inévitables et présenter sur ce sujet quelques réserves.

Nous trouvons donc, comme Introduction à l’ouvrage tout entier, un tableau des origines de la philosophie moderne ; il est traité avec une rare élégance et une rare exactitude ; il est fort court, et, comme il embrasse un sujet immense, il avait bien des chances pour être banal : il ne l’est pas ; les traits essentiels de chaque doctrine et de chaque figure sont choisis et rendus avec une sûreté de main vraiment supérieure, Pour moi, je ne rencontre guère qu’un point sur lequel je suis d’un autre avis que M. Gérard : il s’agit de l’importance qu’il convient d’accorder aux prédécesseurs immédiats et aux contemporains de Maine de Biran.

Je sais que nous avons, presque tous, une tendance à ne pas voir le mouvement philosophique qui remplit tout l’intervalle entre la mort de Condillac (1780) et la prise de possession de l’enseignement public par M. Cousin (1815). C’est à peine si, dans cet intervalle de trente années, nous voyons se détacher avec quelque relief la fine et spirituelle figure de Laromiguière. Je crois qu’il y a là une injustice ou tout au moins une illusion. J’accorderai, tant qu’on voudra, que ni Garât, ni Cabanis, ni Volney, ni Destutt de Tracy, ni Gérando ne sont des esprits métaphysiques de premier ordre ; mais, c’est une erreur très-grave de croire que la philosophe ne peut faire de progrès qu’entre les mains d’hommes de génie. La philosophie est une science ; et l’on a vu souvent des esprits ordinaires mais sensés et assidus, l’enrichir d’observations excellentes et de raisonnements certains, tandis que des esprits brillants et faux ne l’enrichissaient que de paradoxes et de chimères. Pour moi je suis convaincu que, dans les dernières années du xviiie siècle et dans les dix premières années du xixe siècle, la moyenne du talent parmi ceux qui s’occupaient de spéculations philosophiques n’était nullement au-des-