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ANALYSESjules gérard. — Maine de Biran.

trompe Maine de Biran jusqu’au jour où celui-ci a pu secouer sa domination ? J’aime mieux y voir simplement un de ces prédécesseurs que Maine de Biran avait profondément étudiés et dans lesquels il prenait ce qui lui semblait bon. Encore n’empruntait-il pas sans changer et sans perfectionner. Je n’en veux pour preuve que l’hypothèse de la statue que M. Gérard malmène assez rudement quand il la rencontre. Il me semble que Maine de Biran, dans ce même Mémoire sur l’habitude, l’explique et la défend d’une manière assez plausible.

« L’analyse avait peut-être usé déjà son instrument propre contre l’agrégat de l’habitude, lorsqu’elle songea heureusement à l’atteindre par une voie opposée comme le chimiste forme de toutes pièces, par la puissance de son art, un mixte semblable à celui qu’il ne pouvait dissoudre, mais dont il soupçonnait les éléments ; des métaphysiciens observateurs, remontant d’abord jusqu’à des suppositions ou des faits premiers très-simples, et placés hors de la sphère de l’habitude, entreprirent de recomposer ou d’imiter ses produits pour les connaître. À mesure qu’ils combinaient les éléments de leur création, ils comparaient les propriétés de leurs résultats hypothétiques avec les produits complexes réels et mesuraient exactement sur leur propre ouvrage des proportions qu’ils n’auraient jamais pu reconnaître dans l’œuvre de l’habitude. La Psychologie, l’Essai analytique de Bonnet, le Traité des sensations de Condillac ne procèdent guère autrement, p, 12. »

Que dire maintenant de la dernière phase de ce développement dont nous venons d’examiner le début ? Y a-t-il eu vraiment chez Maine de Biran comme chez Pascal cette sorte de révolution morale que l’on nomme une conversion ? Le P. Gratry[1], n’a-t-il rien exagéré, quand il trouve dans le Journal intime une sorte de démonstration psychologique du plus obscur des dogmes chrétiens, le dogme de la grâce ? Faut-il admettre comme M. Naville[2] que dans les derniers jours de sa vie Maine de Biran était parvenu à un état de l’âme qui est bien la religion mais la religion destituée de certains dogmes essentiels non-seulement au catholicisme mais à tout christianisme ? Ce sont là des problèmes de l’intérêt moral le plus élevé. M. Gérard les a vus ; il les a résolus peut-être, et il n’en dit pas un seul mot. N’est-ce pas laisser volontairement incomplet un livre qui pouvait être définitif, et cela pour des raisons qu’il m’est impossible de pénétrer.

Je ne saurais évidemment reprendre en quelques lignes toute une série d’expositions et de discussions qui, dans l’ouvrage que j’examine, remplit plus de 500 pages. Mais il y a, dans la philosophie de Maine de Biran, un point essentiel, auquel tout se rapporte, et c’est ce point que je voudrais examiner brièvement.

M. Gérard a parfaitement prouvé que Maine de Biran est l’adversaire des Idées innées, et en général, de toute philosophie a priori (p. 198). Maine de Biran a cru que la vraie philosophie devait non-seulement

  1. Préface du Traité de la connaissance de l’âme.
  2. Journal Intime, p. 90, 2me  éd.