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Il y eut comme un édit de Nantes, où par suite de concessions mutuelles, et par une généreuse réciprocité de tolérance, l’humanisme païen et la foi réformée se fondaient presque l’une dans l’autre. Le résultat, où étaient également préservés tous les droits, ce fut une philosophie chrétienne, respectueuse tout ensemble de la croyance et de l’art : l’esprit de l’Évangile dans la forme antique. Ainsi se préparait le siècle suivant qui, chrétien par la pensée, sut donner à ses sentiments et à sa foi une expression d’élégance, de justesse et de beauté toutes païennes. Le rêve d’Érasme, Descartes et Corneille, Bossuet et Racine, Labruyère et Boileau en ont fait une réalité. Que fut le « grand siècle, » que fut l’ « âge classique, » sinon la rencontre, ou mieux, l’alliance de l’idéal païen et de la religion chrétienne, l’accord, l’harmonie des anciens et des modernes ?

Il est certain que dans ce rapprochement du culte antique et de la croyance moderne la foi devait devenir plus séculière et plus large. Ne suffit-il pas de rappeler quels efforts furent tentés pour réconcilier les différentes confessions ? Bossuet et Leibniz[1] s’y employèrent avec le même zèle, avec le même esprit. Et si leur bon vouloir échoua devant les résistances politiques en un temps où les sentiments religieux avaient toujours à compter avec les chancelleries, du moins, presque partout en Europe se constitua une sorte de « Broad Church, » une église non plus tolérante peut-être, mais plus vaste, avec quelque complaisance pour le siècle, quelque détente dans le dogme, quelque indulgence envers la philosophie et la morale humaines. L’Angleterre[2] surtout, au sortir de ses longues querelles religieuses et parlementaires, partagée en sectes sans nombre, protestante d’humeur et régie par une dynastie catholique, avait dû s’habituer, pour trouver, ne fût-ce qu’un semblant de paix, à négliger les différences de Credo. C’est elle que la nécessité a contrainte à accepter, des lèvres, sinon du cœur, la vie, côte à côte, de croyances ennemies, c’est elle qui, la première, devait faire, pour le monde l’apprentissage de la tolérance sous cette forme rudimentaire : la liberté d’indifférence. Et l’effet de cet adoucissement apporté à d’anciennes inimitiés, de cette patience à laquelle se résignèrent des théologies adverses, ce fut que peu à peu, dans l’esprit public, aux doctrines elles-mêmes, aux dogmes, à la rigueur des formules se substitua le sentiment du divin sans définition, sans limite, quis Deus incertum est, habitat Deus. Le déisme, cette religion ouverte et libre à laquelle travaillaient tout ensemble sans le

  1. Les documents sont réunis dans les volumes de Foucher de Careil sur Leibniz.
  2. Thomas Buckle. History of civilisation in England, chapitre vii.