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pour ne réserver à la science qu’une place secondaire et subordonnée. Pour lui comme pour Épicure, elle est un moyen, non une fin. Aussi, traite-t-il avec quelque ironie tout ce qui, dans la science, lui paraît pur jeu de désœuvrés et d’oisifs. Il s’est fort diverti, l’Académie de Berlin ne l’a pas oublié, aux dépens de ce pauvre Maupertuis, dont il a fait le docteur Akakia[1]. Il ne s’est guère montré plus indulgent pour les anguilles et les colimaçons de Needham[2]. Si encore sa verve l’avait toujours bien servi, et si, sous prétexte de satire, il avait moins attaqué les vues justes de Bernard Palissy[3] en géologie, les observations très-exactes de Trembley[4] sur la nature des polypes ! L’excuse de Voltaire (est-ce une excuse ?) c’est qu’il n’aimait pas la science pour elle-même. Il n’aimait en elle que l’activité qu’elle imprime à l’esprit, la discipline qu’elle lui impose, et la garantie qu’elle lui assure contre le retour de ce qu’il nomme les superstitions ou les fables. Il l’aimait peut-être enfin, un peu à la manière de Bacon, comme un agent social qui civilise la vie, l’éclairé, l’orne, concourt à son bien-être, à son élégance, à son affranchissement. Il l’aimait telle qu’il l’a connue et pratiquée au château de Cirey, auprès de la marquise du Châtelet, quand il faisait ses expériences sur la nature du feu. Du Bois-Reymond le représente au milieu de ses fourneaux et de ses instruments, fort affairé dans son laboratoire et presque involontairement, au souvenir d’un tableau célèbre du peintre prussien Hildebrandt[5], il le compare à Alexandre de Humboldt. Non : Humboldt était tout dévoué à la science, et Voltaire s’était donné une autre tâche. Le dix-huitième siècle, Voltaire le premier, a émancipé et fondé les sciences morales. Il leur a tout sacrifié. Le royal ami de Voltaire, le souverain de l’Aufklärung, Frédéric en avait bien le sentiment. Lui aussi, comme son maître, et comme la marquise du Châtelet, qu’il appelait Vénus-Newton, lui aussi, a essayé de la science pure. Un instant, il s’était « jeté tête baissée dans la physique. » Il ne tarda pas à en sortir, l’ « Anti-Machiavel, » la morale, à la main.

  1. La « Doctrine du docteur Akakia » a été brûlée par ordre de Frédéric II.
  2. Comparer du Bois-Reymond (p. 17), et Saigey, Essai sur la physique de Voltaire.
  3. Voltaire. Singularités de la nature.
  4. Voir aussi, du Bois-Reymond, loc. cit.
  5. Le Cabinet d’A. de Humboldt, par Hildebrandt.