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p. janet. — une illusion d’optique interne

80 ans, une année n’est que le de la durée restante, c’est-à-dire une quantité très-faible. Aussi dites-lui qu’il mourra à 79 ans au lieu de 80, cela ne lui fera rien du tout : et ce qui le prouve, c’est la facilité avec laquelle il se livre à des plaisirs qui abrègent la vie : c’est que quelques années de plus ou de moins ne lui paraissent pas une affaire. Au contraire pour l’homme de 70 ans, qui prend 80 ans pour terme, une année est le de ce qui lui reste à vivre, et elle lui parait plus longue et plus importante dans la proportion de 60 à 10, c’est-à-dire, dix fois plus grande. Enfin pour celui qui n’aura plus que cette année-là devant lui, elle sera pour lui un tout, l’unité même, tandis que pour le jeune homme, elle était presque un rien.

Une objection se présente contre la théorie précédente : c’est que si elle était vraie, si le temps paraissait de plus en plus court en proportion de la durée totale de la vie, il ne faudrait pas appliquer cela seulement aux années, mais aux mois, aux semaines, aux jours, aux heures, aux minutes. Il faudrait dire que pour l’homme mûr, les jours sont des heures, les heures des minutes, les minutes des secondes, etc. Or, on ne voit pas qu’il en soit ainsi. On ne voit pas que, pour les petites durées, le temps passe plus vite pour l’homme âgé que pour le jeune homme. La durée d’une heure est sensiblement pour nous ce qu’elle était il y a 30 ans : nous n’y voyons pas de différence.

Nous répondrons que la durée n’est une affaire d’imagination, et par conséquent ne varie qu’en tant qu’elle s’éloigne de l’expérience présente. Plus la durée nous est présente, plus elle prend un caractère absolu et fixe ; plus elle s’éloigne du présent, plus elle devient relative. Par exemple, sans nous perdre dans les difficultés que suscite la notion métaphysique du présent, nous dirons que nous appelons moment présent la plus courte durée dont nous ayons conscience, soit par exemple un clignement d’yeux, un cri non prolongé, ou tout autre fait du même genre. Or le sentiment que nous avons de cette durée a une durée fixe, qui ne peut pas changer, et que nous n’avons pas besoin de comparer à la durée totale de notre vie, puisque nous le sentons immédiatement. Ce sera là pour nous le point fixe et absolu de la durée. Plus les autres durées seront proches de cette durée fixe, plus elles participeront à son caractère de fixité. Ce sentiment du présent, avec son apparence d’absolu, se communiquera donc à la minute, à l’heure et même au jour, lequel forme encore une certaine unité, étant déterminé et limité de part et d’autre par le sommeil : de sorte que chaque jour est comme une vie qui finit et qui recommence, et qui nous paraît avoir toujours à peu près la même durée, parce que nous en avons le sentiment tout présent.