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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, III.djvu/520

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dits, de personnes parfaitement distinctes, dont chacune est douée d’initiative, de liberté et de conscience ? Quelle différence serait plus saisissante que celle-là et, surtout, de plus de conséquence ? Quoi ! d’un côté le tout seul est vraiment vivant, est vraiment un être ; — de l’autre, les parties vivent seules, sont seules des réalités véritablement concrètes ; et une pareille dissemblance serait sans influence profonde sur les phénomènes offerts par ces deux sortes d’agrégats, sur les lois de ces phénomènes, sur la façon dont il convient de les envisager !

Si quelque chose, au contraire, paraît hors de doute à priori c’est qu’un tout collectif dont chaque monade, mille fois plus réelle que le tout, a la conscience claire de soi-même, le vif sentiment de son bien propre, et l’illusion (quand c’en serait une) de ses droits individuels et de sa liberté, ne saurait se comporter de la même manière qu’un véritable tout organique, dont les parties n’ont, en somme, ni existence séparée, ni conscience de soi, ni rien qui ressemble à une velléité d’indépendance. C’est pourquoi les lois de la biologie ne s’appliqueront jamais exactement aux phénomènes sociaux, n’expliqueront jamais toutes seules toute la marche des sociétés humaines. Sans nul doute, une société d’hommes est un groupe naturel, et doit subir à ce titre les lois de l’évolution ; mais c’est un groupe de personnes morales, c’est-à-dire dans lequel sont en jeu des forces nouvelles (la sensibilité individuelle, les passions, la raison, le désir du mieux, etc.), de nature à compliquer singulièrement cette évolution d’un nouveau genre, où, comme on le sait, les révolutions tiennent tant de place.

On voit de quelle importance il eût été pour toute la doctrine des Principes de sociologie, que l’auteur tînt plus de compte d’une différence qui, selon nous, au lieu de disparaître devant les ressemblances sans nombre qu’il va énumérer à plaisir, suffit seule à les vicier toutes, en donnant à la complaisance même qu’il met à les relever, quelque chose de paradoxal. Reprenant, en effet, sans plus de scrupules et presque sans réserves, cette assimilation d’une société à un organisme, M. Spencer la poursuit durant plus de cent pages, jusque dans le dernier détail, avec un esprit et une abondance de ressources dont on va juger. Mais plus il se montre ingénieux et hardi dans ce rapprochement poussé à l’extrême, plus on se sent d’humeur à protester. Impitoyable à tirer de l’idée de Comte tout ce qu’elle contient, il rend d’autant plus frappante pour le lecteur non prévenu, l’importance de ce qui est omis, et l’insuffisance d’une comparaison, si juste qu’elle soit, à rendre raison de tous les phénomènes que présente la vie d’une société.

Il faut lire d’un bout à l’autre, pour les apprécier à leur juste valeur, les dix chapitres consacrés à cette comparaison. Ils valent surtout, par le détail, par le nombre des faits très-curieux empruntés aux sciences biologiques ; notre analyse n’en peut rendre la physionomie.

Comment s’accroît un organisme ? directement par développement naturel, et indirectement en s’unissant à d’autres organismes, pour former des groupes qui, à leur tour, se groupent entre eux, et ainsi de