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beurier. — philosophie de m. renouvier.

ment que provoque l’idée de ne plus rire, de ne pas pleurer, de ne pas bâiller ; la production imitative du sommeil magnétique ; les prétendus prodiges du spiritisme viennent s’y encadrer très-aisément et donnent lieu à de fines et piquantes observations.

Il n’y a pas seulement un vertige musculaire déterminé par la force de l’imagination et l’imitation sympathique : il y a aussi un vertige mental qui est la perversion de la raison et du jugement, et qui résulte : ou de ce que la volonté n’est plus capable de suspendre les affirmations erronées ; ou de ce que, au contraire, se subordonnant à la passion, elle s’applique à suggérer à la pensée toutes sortes de motifs qui la portent à admettre des croyances absurdes ou tout simplement mystiques, c’est-à-dire qui ne reposent sur aucune expérience réelle ou possible. C’est de cette façon, d’après M. Renouvier, qu’il faut expliquer le plus souvent les pratiques habituelles en matière de religion. « La plupart des hommes contractent, dit-il, des habitudes d’opinion et de croyance par suite de la répétition et de l’imitation, soit que la réflexion y ait ou non présidé à l’origine ou y soit intervenue depuis. Un vertige qui agit dès l’enfance devient souvent insurmontable ; et c’est ainsi qu’on est de la religion de ses pères. Mais prenons l’homme fait, maître de sa raison et capable de l’exercer. Toute représentation prolongée ou répétée devient une tentation ; donc, celui-là même qui réfléchit est naturellement conduit de la pratique à la théorie dans chaque ordre de conceptions. L’imagination prend peu à peu les formes appropriées aux objets dont on la frappe et la pensée s’exerce à découvrir des motifs de faire ce qu’on assure, et à s’en persuader. Il suffit de mentir un peu d’abord ; on est de bonne foi plus tard. Qui veut croire, croira. Faites comme si vous croyiez, pliez la machine, disait Pascal. La méthode est infaillible, surtout si l’on tient la raison bien soumise, à quoi l’on parviendra en se la représentant ployable en tous sens, expression de ce même grand génie qui unissait les dons de la raison la plus forte à ceux de l’imagination la plus vertigineuse[1]. » On voit, par cette page curieuse, jusqu’où s’étend, dans les Essais, la théorie du vertige.

Le vertige est-il un argument contre la volonté libre ? Au contraire ; car, s’il se produit dans l’homme, et l’on ne voit guère qu’il se produise dans l’animal, c’est par suite de l’insuffisance ou de la mauvaise application de l’activité volontaire. Il peut arriver, et il arrive fré-

  1. Psychologie, II, 25. M. Renouvier a longuement développé cette page dans une note d’un grand intérêt consacrée à Pascalet à la philosophie qui se dégage des Pensées. Cette philosophie se ramènerait à cinq thèses capitales qui lui paraissent on ne peut mieux liées, si l’on veut se placer au point de vue de l’auteur, et qu’il est loin de rejeter absolument ; elle se résume, dit-il, dans une provocation au vertige mental.