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Il me semble parfaitement clair que les vérités indémontrées doivent être, non pas admises comme postulats, mais atteintes. Elles ne doivent pas être notre point de départ ; elles doivent être, avant tout, notre but. Pour l’explication de vérités connues on a souvent à poser comme hypothèse quelque chose d’indémontré ; mais si cette chose indémontrée n’a pas été légitimement induite, elle ne tarde pas à se réduire au néant. Nous ne pensons pas, nous ne sentons pas l’inconnu au départ ; nous le trouvons sur notre chemin. Les faits primitifs sont des sentiments ; la pensée de l’inconnu vient longtemps après. Sans doute, l’inconnu était là tout le temps, mais il n’était pas là comme postulat servant de fondement à la certitude des choses connues et senties. Je sens (ou encore, je pense légitimement sous l’influence de mon sentiment) ; voilà la certitude ; et je ne réclame pas d’autre évidence ; je n’en ai pas besoin. La plus simple sensation se prouve d’elle-même par le fait qu’elle est sentie ; la pensée la plus humble apporte avec elle son évidence ; la certitude de l’une, comme la certitude de l’autre, est enveloppée dans le fait même de leur existence. Sans doute, des expériences nouvelles, des sentiments plus complexes, des pensées plus larges viennent se grouper autour de ces sensations primitives ; mais, pour ce qui concerne la preuve, toute expérience est à elle-même son propre fondement, elle n’est suspendue qu’à elle-même.

Autour de l’étroite sphère du connu, — du monde distinctement perçu et vivement senti, — s’étend sans doute un vaste monde d’appréhensions obscures et de vagues sentiments, que nous pouvons appeler, comparativement parlant, la région de l’inconnu. Mais il est sûrement contraire à toute pensée philosophique* de vouloir fonder la clarté de ce qui est vu et la vivacité de ce qui est senti sur les ténèbres et les nuages de cette région vaste et lointaine. Des ténèbres de ce monde immense jaillit constamment la lumière ; mais quand la lumière apparaît, elle est à elle-même sa propre preuve ; c’est la lumière, parce qu’on la voit et tant qu’on la voit comme telle. La certitude de son existence dépend de l’apparence continue qu’elle présente à un œil qui la voit, et non pas d’un monde supposé d’une obscure immensité, hors duquel elle aurait percé. Nous admettons avec peine que les animaux puissent supposer un inconnu sans bornes derrière leur monde sensible : devons-nous alors prétendre qu’ils doutent de leurs sensations ? Être affecté d’une sensation, c’est, à coup sûr, être certain de ce point-là au moins, bien que tout un univers indéfini, par delà, attende l’occasion de se mettre à notre portée. Deux fois deux feraient encore quatre, et certainement quatre, lors même que l’arithmétique s’arrêterait au nombre cent ; la certitude de ce fait que le bleu est du bleu ne dépend pas de ce fait incontestable qu’il y a une multitude de couleurs dont le bleu est une variété particulière : le bleu eût encore été ce qu’il est, eût encore paru ce qu’il parait, si c’eût été la seule couleur au monde. Il aurait pu, dans ce cas, recevoir un autre nom, ou même n’en pas recevoir du tout (puisqu’il n’y aurait plus eu lieu de le distinguer des autres