Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, III.djvu/78

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
68
revue philosophique

faits les lois psychologiques qu’il a cru découvrir, que pour éclairer à la lumière de ces lois les phénomènes nouveaux et plus complexes dont il entreprend l’étude. C’est ainsi, du reste, qu’il avait déjà procédé, en s’inspirant sans cesse dans sa psychologie des résultats généraux de la biologie. Voilà enfin une tentative sérieuse pour établir exactement le lien hiérarchique et l’enchaînement des sciences, enchaînement plutôt affirmé que démontré, jusqu’ici, par les écoles mêmes qui en font un dogme.

Au moral comme au physique, M. Spencer pense qu’on peut se faire une idée approchée des hommes des premiers âges d’après les sauvages d’aujourd’hui. Quoique cette assimilation ne soit pas logiquement nécessaire, ni évidente à priori, comme on parait trop souvent le croire, ce n’est pas nous qui en contesterons la légitimité : elle nous semble, nous l’avons dit ailleurs, autorisée, sinon imposée, par les faits ; elle a pour elle tout au moins la vraisemblance. Or, la sensibilité du sauvage (de l’homme primitif, par conséquent) a pour caractère dominant une extrême excitabilité, impulsiveness, qui tend à empêcher toute coopération, et partant la formation du groupe social. Comment compter sur la promesse d’un être essentiellement mobile ? Donc, point de mutuelle confiance, point d’obligations solides. « Gouverné par des émotions aussi despotiques qu’inconstantes, qui le dominent tour à tour, incapable de réfléchir sur ses impressions et de les coordonner, l’homme primitif agit par explosions, et d’une façon qui défie toute prévision, ce qui le rend singulièrement impropre à l’action en commun. » De là aussi son imprévoyance. Nulle crainte des maux éloignés ne vient chez lui combattre l’attrait d’un plaisir actuel ; nulle vive conception des biens éloignés ne suscite son énergie. Peu de soucis et peu d’entreprises ; le présent l’absorbe presque tout entier. À la vérité, la sociabilité se trouve au nombre de ses penchants, mais elle est chez lui, dit M. Spencer, beaucoup moins vive que chez le civilisé. Peut-être ce point prête-t-il à discussion, car s’il est vrai que les groupes sociaux inférieurs sont peu étendus, ils n’en semblent que plus étroitement unis et l’on pourrait se demander si le sentiment de la solidarité est vraiment moindre, l’empire de la communauté sur l’esprit de l’individu moins puissant, dans une tribu barbare que dans nos grands États européens. Il se peut que l’esprit de système ait ici caché à M. Spencer une partie de la vérité.

Quoi qu’il en soit, rien de plus frappant que le tableau qu’il nous fait de la « vie émotionnelle » du sauvage. Quelques traits peuvent être oubliés (par exemple cette espèce de discipline et d’union nécessairement imposée par la nécessité de la défense, par la communauté des périls et des besoins) ; mais toutes les dispositions anti-sociales des sauvages, toutes les causes morales de dispersion et de dissolution qui empêchent le développement des premières sociétés, sont analysées avec une grande force. D’une part d’ardentes passions, peu ou point contrôlées par la raison, tendent sans cesse à briser le lien social.