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ANALYSESh. spencer. — Principes de Sociologie.

tandis que les sentiments propres à le fortifier font presque entièrement défaut. C’est donc ici encore cette sorte d’antinomie signalée plus haut : Ce qui serait le plus nécessaire pour s’élever au-dessus de la barbarie est ce qui manque le plus aux sociétés barbares. Mille causes de dissension les travaillent ; et elles n’ont presque rien de ce qui pourrait leur donner de la cohésion. Plus elles auraient besoin d’une autorité forte pour suppléer au défaut d’union naturelle et à la faiblesse des sentiments sympathiques, moins les individus sont d’humeur à reconnaître une telle autorité.

Le premier sentiment un peu élevé qui apparaît, selon M. Spencer, est l’amour de l’approbation, car il ne faut pas une longue expérience pour comprendre ce qu’on gagne à obtenir l’approbation de ses compagnons, ce qu’il en coûte de soulever leur colère ou leur mépris. De là une certaine subordination de l’individu à l’opinion de la tribu, et partant déjà une certaine règle des volontés avant toute autorité politique. La société une fois formée d’une manière tant soit peu régulière, l’obéissance naît de l’admiration d’une puissance supérieure et de la crainte des châtiments ; le lien social enfin se resserre peu à peu par un progrès des affections sympathiques. L’auteur fait, selon nous, la part un peu petite à la sociabilité naturelle, aux instincts altruistes, comme il dit. Il n’en accorde guère aux hommes primitifs, que ce qu’en possèdent les « animaux inférieurs, » savoir : cette disposition (tout intéressée) à se tourner dans la détresse vers les êtres de qui l’on a besoin. Nous demanderons si l’auteur a vraiment des raisons de croire l’homme plus mal doué sous ce rapport que ces animaux dont l’école évolutionniste a coutume de vanter la sociabilité et le désintéressement. Ne pourrait-il pas nous accorder quelque chose au moins de la fidélité du chevreuil, du dévouement des bêtes fauves pour leurs petits, du sentiment de solidarité si frappant chez toutes les espèces qui vivent par troupes, quelque chose enfin de cette sympathie instinctive qui porte tant d’animaux à se rendre de mutuels services, à se secourir dans la maladie ou le danger ? Nous reconnaissons, en revanche, que « la sympathie active, toujours victorieuse de l’égoïsme, n’est pas un trait caractéristique du sauvage. » La question est de savoir s’il n’y a pas un milieu entre toujours et jamais ; si le nombre et l’intensité des passions égoïstes et anarchiques chez l’homme primitif excluent absolument à l’origine les sentiments bienveillants et les inclinations sociales.

Même réserve quant au sentiment de la justice ; nous croyons volontiers qu’il est peu développé dans les sociétés naissantes, si l’on veut dire par là qu’il n’est point accompagné d’une « claire prévision des effets lointains de tel acte, » de la pensée réfléchie du bien ou du mal qui pourra en résulter pour autrui ; mais ce n’en est pas moins à nos yeux un facteur, et même le facteur le plus essentiel de l’évolution sociale. M. Spencer, nous le savons bien, n’y voit qu’un facteur secondaire, c’est-à-dire déjà un produit de l’évolution ; mais c’est là, selon nous, le point faible de sa doctrine, point sur lequel elle nous semble