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discontinu et devrait être plus facilement remarqué. Mais l’un des plus grands obstacles à ce que la sensation disparaisse, c’est l’état extrêmement variable de la sensibilité. L’organe est chose vivante, et par suite il n’est jamais en repos. Deux états consécutifs ne sont jamais identiques. De plus, il s’étend, en général, sur une surface ou tout au moins occupe un lieu de l’espace, et il ne reste pas immobile. De sorte que, la cause extérieure fût-elle rigoureusement constante et uniformément répandue, il se produirait encore des contrastes résultant des changements survenus dans l’organe qu’un rien ébranle et qui est affecté, non-seulement par ses excitants naturels, mais par toute espèce de cause. Et cette mobilité est entretenue, exaltée même par ce fait que les causes extérieures sont, elles aussi, variables et changeantes. On comprend donc sans peine que le zéro soit difficilement atteint. À peine l’organe est-il en voie de s’accommoder à l’extérieur qu’une cause interne ou externe vient le rejeter au sein de la lutte. Cependant les sens n’ont pas tous un même degré de susceptibilité : celui de la température et surtout celui de la pression (atmosphérique) se mettent assez facilement à l’unisson de l’extérieur, et alors la sensation est nulle[1]. Mais, je le répète, il ne faut pas prendre ce zéro dans le sens que semble lui attribuer Fechner, disant qu’il y a un point nul entre le chaud et le froid, et non entre le noir et le blanc, le silence et le bruit. Ce point nul peut être atteint dans le chaud ou dans le froid dès qu’on s’est accommodé au chaud ou au froid de manière à ne plus le sentir. Il sera atteint pour les bruits forts ou les bruits faibles quand on y sera tellement habitué qu’on ne les entendra plus. Enfin il le serait pour les éclats éblouissants ou les reflets sombres si l’œil pouvait jamais rester assez immobile pour cesser de les apercevoir. Le point nul de Fechner n’existe pas. On a toujours ou chaud ou froid quelque part. On entend toujours quelque chose, ne fussent-ce que les battements du cœur ou les murmures de l’oreille ; et l’on voit toujours quelque faible lueur, quand ce ne serait que ce que l’on a appelé la lumière propre de l’œil.

Il me resterait à parler, pour terminer l’examen déjà trop long de l’important ouvrage de Fechner, de sa théorie des couleurs. Mais je réserve ce sujet pour une autre occasion, me proposant de le rattacher à des expériences que j’ai faites récemment sur le daltonisme en collaboration avec mon collègue W. Spring et qui seront l’objet d’un mémoire spécial. On y verra appliqués ces mêmes principes au sens des couleurs, le jaune et le rouge étant par rapport au bleu

  1. Voir Théor., p. 36 sqq. et 51 et qq.