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variétés. — un théologien philosophe

liques, la sûreté et la pénétration, en même temps que la bonne foi de sa critique, mettent son originalité au-dessus de toute contestation.

Qu’est-ce, se demande Strauss, que les faits rapportés par les évangélistes sous le nom de Jésus-Christ ? des événements historiques ? Les invraisemblances et les contradictions accumulées défendent de le croire. De pures fictions ? Mais quelle autorité auraient-elles pu avoir aux yeux de la communauté chrétienne ? Il ne reste qu’une explication possible : les récits des Évangiles sont le produit naïf et inconscient d’un certain mouvement d’idées parmi les populations de la Palestine, mouvement qui puisait son origine dans les croyances messianiques des Juifs et qui atteignit sa plus haute intensité vers l’époque de la vie de Jésus. On se faisait, d’après les prédictions des prophètes, une idée préconçue de ce que devait être le Messie ; on s’imagina que Jésus avait été le Messie ; partant, on lui attribua toutes les qualités qui devaient se rencontrer dans ce personnage ; on mit à son compte tous les faits que le Messie était censé devoir accomplir. La figure du Christ sortit ainsi des imaginations populaires ornée de toutes les perfections. Encore une fois, il ne faut pas chercher une intention de tromperie dans ces pieux mensonges ; leurs auteurs, tous les premiers, en ont été dupes. Ce ne sont pas là des contes, mais bien des mythes symboliques, en tout semblables à ceux de l’antique Grèce, mais avec cette différence que ces derniers mirent plusieurs siècles à éclore, au lieu que la mythologie chrétienne était formée trente ans après la mort de Jésus.

Quelle est à présent cette idée chrétienne qui sert de fond à toute cette mythologie, qui s’incarne, non en fait, mais dans la pensée des premiers croyants, dans une personnalité légendaire ? C’est ici que Strauss fait intervenir la doctrine hégélienne de l’identité essentielle de la philosophie et de la religion. L’une et l’autre se proposent la solution des mêmes problèmes, mais elles s’adressent à des facultés différentes de l’esprit humain : la philosophie répond à la conception intellectuelle (Begriff), la religion satisfait au besoin de la représentation (Vorstellung). Dès lors, quelle est la pensée philosophique qu’il faut mettre à la place de la personne du Christ pour rétablir l’accord entre la raison et la foi ? Strauss répond : l’humanité. Tous les attributs du Christ réunis dans la personne d’un homme se contredisent et se ruinent ; appliqués à l’espèce, ils s’harmonisent et se complètent. L’humanité est le véritable Homme-Dieu, fille d’une mère visible, la Nature, et d’un père invisible, l’Esprit, thaumaturge, impeccable, impérissable comme le Christ de la légende. Et c’est la foi dans ce nouveau Christ qui sauve, car la vraie morale est-elle autre chose que l’absorption de l’individu dans l’unité supérieure de l’espèce ?