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des centres nerveux. Pour comprendre ces faits, qui sont peut-être au nombre des plus mystérieux de la psychologie, voyons la part qu’ont les centres nerveux dans la modification d’une sensation. Quand le cerveau est baigné par un sang appauvri par la faim, la sensation de prendre de la nourriture peut arriver aux plus hauts degrés de la volupté, tandis qu’au contraire, quand le sang est bien nourri et l’appétit faible, la même sensation gustative peut être à peine agréable. On peut dire la même chose du « jeûne » d’amour, du « jeûne » d’harmonie, de tous les « jeûnes » du corps et de la pensée. Dans tous ces cas, c’est le centre nerveux qui influe de façon à modifier la sensation périphérique, tantôt en l’augmentant et tantôt en la tempérant ; mais, quand l’excitabilité est à son summum, on éprouve des sensations fausses qui ne répondent pas à des changements extérieurs ou périphériques, mais sont suscitées par des souvenirs recueillis dans le cerveau. C’est ainsi que l’affamé voit, touche et sent des mets exquis, et que l’altéré entend le murmure des ruisseaux et le fracas des torrents.

Des phénomènes semblables, mais bien plus rarement, se manifestent de même dans le domaine du sentiment ; il accroît ou diminue les sensations vraies ou crée des sensations fausses. L’amoureux trouve tout beau, tout bon ; et le monde entier est pour lui un enchantement de parfums, d’harmonie et de délices ; il peut aussi atteindre un degré d’exaltation tel qu’il voit avec les yeux de l’esprit l’image de la personne aimée, peut entendre sa voix, peut caresser sa chevelure. Jusqu’à ce que la raison corrige l’erreur, nous sommes dans les régions de l’exaltation, de l’enthousiasme, de l’extase ; quand nous ne pouvons plus distinguer la sensation vraie de la sensation fausse, nous sommes fous. De toute façon, dans tous ces cas, il arrive que l’énergie centrifuge du sentiment suscite en nous des phénomènes sensibles, c’est-à-dire transforme en sensations une partie d elle-même. Si l’on analyse bien les faits, on verra que ces anomalies sont de vrais retours de la périphérie au centre ; car les sentiments se changent en sensations de la même nature que celles qui les ont engendrées. Si loin que nous puissions être enfoncés dans le domaine de la pathologie, quelque grand que soit le trouble psychique, nous tournons toujours dans le cercle tracé par la nature. La faim suscite des sensations gustatives ; le besoin d’harmonie suscite des hallucinations auditives, et ainsi de suite. Les matériaux de l’hallucination sont toujours tirés des sensations vraies, et le sourd n’a pas d’hallucinations auditives, l’aveugle n’a pas d’hallucinations de la vue, l’enfant qui n’a pas encore de mémoire n’a d’hallucinations d’aucune sorte. Les fausses sensations se produisent dans