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ne songe pas à le contester : les actes auxquels ils nous obligent tendent directement ou indirectement soit à maintenir, soit à augmenter notre bonheur individuel. Le doute commence quand il s’agit de nos devoirs envers autrui. Il peut arriver que la moralité positive d’une société soit en opposition avec les intuitions morales de quelques-uns de ses membres, et qu’ainsi la sanction de la réprobation publique flétrisse des actes déclarés vertueux par la consience de l’agent. Il peut même arriver qu’il y ait désaccord entre les prescriptions légales et l’opinion, de telle sorte que les deux sanctions extérieures soient en conflit. Il est bien vrai que ces divergences entre les sanctions diverses de la moralité ne pourraient se produire dans une société idéale : mais nous n’avons à nous occuper que de ce qui existe actuellement. Or, dans les conditions présentes, le conflit n’est pas rare. Certains crimes peuvent avoir assez de chances d’échapper aux investigations légales pour que la crainte du châtiment ne fasse pas équilibre au profit espéré. Quant à l’estime et au mépris publics, ils ne s’attachent qu’aux apparences : il suffit d’avoir l’air vertueux pour être honoré de l’une, coupable pour encourir l’autre ; d’ailleurs il est tel dévouement, commandé par le devoir, qui peut rester à jamais ignoré ; et enfin les hommes sont loin d'être unanimes dans les jugements qu’ils portent sur la conduite de leurs semblables. Chaque classe, chaque corporation a une moralité particulière, quelque peu différente de celle qui est acceptée par la communauté tout entière. Celle-ci est en général plus rigoureuse, l’autre plus relâchée. Par exemple, on est indulgent aux militaires sur le chapitre de la chasteté, on excuse le mensonge chez les avocats, certaines sortes de fraudes chez les marchands. La sanction de l’opinion publique, ainsi combattue, sur certains points, par elle-même, perd une grande partie de son efficacité.

Reste la sanction intérieure ou le témoignage de la conscience. On sait avec quelle force Platon a essayé de montrer, dans la République, que l’homme le plus criminel est en même temps le plus malheureux. Mais le tyran, dont il dépeint la vie par de si effrayantes couleurs, est une âme qui s’est livrée tout entière aux fureurs sans frein des passions les plus perverses : or ce n’est pas là, à beaucoup près, l’image du parfait égoïste. Celui-ci, par définition même, est maître absolu de tous les éléments instinctifs et turbulents de sa nature ; une froide raison domine en lui la sensibilité et calcule, avec une approximation aussi rigoureuse que possible, les chances de bonheur qui doivent résulter de sa conduite. Or, il est reconnu qu’une conduite vertueuse est généralement en harmonie avec celle que dicte l’amour de soi, quand il est éclairé ; l’égoïste devra donc, dans son