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carrau. — moralistes anglais contemporains

propre intérêt, développer en soi-même les sentiments moraux qui portent à la vertu. Par suite, toute la question se ramène à savoir jusqu’à quel point il convient, pour le bonheur, de pousser ce développement. Quelques moralistes pensent que nous devons aimer et cultiver la vertu, jusqu’à l’oubli de nous-mêmes, et qu’à ce prix seulement nous serons vraiment heureux. L’égoïsme n’atteindrait ainsi complètement sa fin que par son propre suicide. Un tel paradoxe, qui peut séduire quelques enthousiastes, n’entre pas facilement dans l’esprit du commun des hommes, et le bon sens persiste à penser que les joies de la conscience ne peuvent à elles seules tenir lieu de tous les autres biens. Plaisirs des sens, pouvoir, réputation, affections humaines, exercice de l’intelligence ou des facultés esthétiques, sont, pour le grand nombre, les sources les plus larges du bonheur. On peut désirer sans doute, même au point de vue égoïste, que les sentiments moraux acquièrent une énergie croissante ; mais ils ne seront jamais assez forts pour que chacun trouve son intérêt à faire son devoir au prix des derniers sacrifices.

Mais le principe de l’identité entre le devoir et la vertu n’est pas le seul par où le système égoïste se flatte d’échapper aux difficultés inhérentes à la méthode expérimentale. M. Herbert Spencer a esquissé, dans la Statique sociale, une doctrine qui, tout en proposant le bonheur comme fin suprême de l’activité, dispense d’avoir constamment recours à la comparaison empirique des plaisirs et des peines. L’activité des facultés, voilà, selon M. Herbert Spencer, l’unique source de tous les plaisirs dont nous sommes capables. Ces facultés ou tendances naturelles, pour recevoir leur pleine satisfaction, doivent se développer en toute liberté ; l’agent moral a donc droit à cette liberté, qui ne comporte d’autres limites que le droit d’autrui à une liberté semblable. M. Spencer reconnaît, il est vrai, que le libre exercice des facultés peut aboutir parfois à une somme de peine plus grande que celle du plaisir ; et pourtant il repousse le calcul des conséquences, sous le prétexte que les inductions auxquelles il conduit ne sont d’une exactitude suffisante que dans un petit nombre de cas. En un mot, sa théorie prétend substituer, en morale, l’instinct à la réflexion, toujours exposée à plus de chances d’erreur. Il se fonde sur certaines considérations biologiques qui lui montrent chez tous les organismes une tendance à s’adapter au milieu qui les environne ; il ne s’aperçoit pas que si cette loi d’adaptation explique assez bien pourquoi l’instinct guide avec une sûreté presque infaillible les animaux dans la recherche de ce qui leur est utile, il n’est pas prouvé qu’il en soit nécessairement de même pour l’homme. Les conditions d’existence sont ici tellement nombreuses et complexes, que l’instinct