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hommes, femmes, esclaves, tous mêlés, se déchiraient la peau du front avec des épingles et des aiguilles… pour plaire aux esprits des morts. » Ces coutumes auraient quelquefois encore d’autres résultats. Après l’apothéose de quelque roi illustre, qui devait à ses conquêtes de jouer le rôle de fondateur de la nation, des marques que des contemporains ne se bornaient pas à porter, mais qu’ils imposaient à leurs enfants, pouvaient devenir des marques nationales.

Nous avons d’assez bonnes preuves que des cicatrices causées par une émission sanguine propitiatoire à des funérailles sont tenues pour des moyens qui unissent aux morts ceux qu’elles décorent, et que l’usage de s’en faire se développe de la façon que nous avons dite. Le commandement du Lévitique : « Vous ne ferez aucune incision dans votre chair pour les morts, vous n’imprimerez aucune marque sur vous, » nous montre l’usage encore à cet état où la cicatrice laissée par le sacrifice de sang demeure un signe de subordination en partie de famille, en partie d’un autre genre. Enfin, les traditions des Scandinaves nous montrent l’usage à un état où il dénote l’allégeance envers un être surnaturel non spécifié, ou à un chef mort passé au rang de dieu. Odin, « près de mourir, se fit marquer avec la pointe d’une lance ; » et Niort, « avant de mourir, se fit marquer pour Odin avec un fer de lance. »

Il est probable que les cicatrices de la surface du corps qui en viennent à servir d’expression à la fidélité à l’égard d’un père ou d’un souverain mort, ou d’un dieu dérivé de ces personnages, ont donné lieu, entre autres façons de défigurer l’homme, à celle qu’on appelle tatouage. Les déchirures et les traces qu’elles laissent ne manquent jamais de prendre des formes différentes dans les différentes localités. Les Andamènes « se tatouent en incisant la peau avec de petits morceaux de verre, sans y introduire de matière colorante ; la cicatrice demeure plus blanche que la peau saine. » Les naturels de l’Australie portent des cicatrices couturées qui font saillie sur telle ou telle partie du corps ; d’autres se marquent eux-mêmes. Dans l’île Tanna, on se fait des cicatrices saillantes sur les bras et sur la poitrine, et Burton dit, dans son Abeokuta, que « l’on trouve toutes les variétés de cicatrices sur la peau, depuis la simple piqûre imperceptible jusqu’à la balafre et à la saillie en forme de clou… Dans ce pays, chaque tribu, chaque sous-tribu, et même chaque famille possède son blason, dont l’infinie variété peut se comparer aux lignes et aux brisures héraldiques de l’Europe ; il faudrait plus d’un volume pour expliquer en détail le sens de chaque marque. » Naturellement, parmi les mutilations de la peau produites de la façon que nous avons dite, un grand nombre prendra, sous l’influence de