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lévêque. — l’atomisme grec et la métaphysique

en nombre infini, ont une masse si petite qu’ils ne sauraient être visibles. Ce sont des invisibles, ἀόρατα[1]. Les voilà donc soustraits pour le moins à l’un de nos sens. Démocrite, lui, se montrait à cet égard tout à fait absolu. Dans un de ses chapitres, Sextus Empiricus énumère les doctrines diverses des philosophes à l’égard tant de la vérité intelligible que de la vérité sensible. Arrivant à Platon et à Démocrite, il dit : « Platon et Démocrite n’ont, l’un et l’autre, tenu pour vrai que les intelligibles, τὰ νοητά[2]. » Ce rapprochement ne laissera pas que d’étonner certains esprits imbus d’une pensée toute contraire. Mais, dans la phrase qui suit, Sextus Empiricus insiste sur le jugement qu’il vient de porter et le confirme : « Démocrite, continue-t-il, assuré qu’il n’y a rien de sensible au fond de la réalité, soutient que l’essence des atomes qui composent tous les êtres exclut toute qualité sensible : πάσης αἰσθητῆς ποιότητος ἔρημον φύσιν. Quoique solides, ces éléments, ces atomes n’ont que des caractères géométriques ; ils ne diffèrent entre eux que par la forme, l’ordre et la position. Et ces différences, nous ne les percevons point par les sens, — il faut le répéter, — puisqu’aucune qualité de l’atome n’est sensible. La conclusion de cette doctrine, c’est que rien de réel n’est sensible ; c’est que rien de sensible n’est réel ; c’est qu’enfin il n’y a de réel que le non-sensible. M. Ed. Zeller comprend et traduit parfaitement la pensée intime de Démocrite lorsqu’il écrit : « Demokrit hält nur das Unsinnliche für ein wirkliches[3]. »

Impossible donc de le nier : à mesure que la lumière se fait plus vive sur l’atomisme de Démocrite par le rapprochement légitime des textes, on y voit décroître graduellement la part de l’expérience, de la perception au moyen des sens, et, inversement, grandir le rôle de la raison, des axiomes que pose la seule raison, et du raisonnement déductif qui tire des conséquences de ces axiomes. Rien ne serait plus aisé que d’augmenter la force des preuves précédentes en y joignant certaines propositions qui sortent nécessairement des affirmations de Démocrite, quoique celui-ci ne les en ait pas lui-même tirées. Mais, quoique ce procédé ne soit nullement illicite, il convient de n’en pas abuser, et même de n’en user qu’à défaut de tout autre moyen d’explication ou de réfutation. En y recourant avec excès, Aristote s’est livré à des rigueurs de critique, dont quelques-unes ressemblent à des injustices et dont d’autres ne laissent plus apercevoir quelle était la pensée de l’auteur qu’il combat. Il est plus sûr

  1. Arist., Gén. et Corrupt., liv. I, ch. viii : Didot, 448, tr. fr., p. 90.
  2. Sext. Empir., Math., VIII, p. 459.
  3. Die Philosophie der Griechen, t. 1er , 4e  édition, p. 775, note 1.