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de n’attribuer, autant que possible, à chaque philosophe que ce dont les textes portent avec eux-mêmes la formelle expression.

En suivant cette voie, nous rencontrons encore deux points de la théorie atomistique où le travail prédominant de la raison rejette presque complètement dans l’ombre le concours de l’expérience.

Parmi les attributs des atomes, Démocrite comptait l’éternité, l’infinité de la durée. Pas plus que l’infini du vide, celui du temps n’était à ses yeux une certaine quantité formée expérimentalement de fractions de durée, placées bout à bout sur une ligne indéfinie. D’emblée, nous dirions aujourd’hui à priori, Démocrite pose l’éternité des atomes à titre d’évidence ; ou bien, lorsqu’il donne une raison de cette éternité, il se borne à énoncer un axiome qui embrasse les choses éternelles et les soumet à une seule loi qui n’a besoin d’aucune preuve. « Démocrite — dit Aristote — soutient qu’il est impossible que tout naisse ; car, selon lui, le temps ne naît pas[1]. » Impossible ici signifie absurde ; et le contraire de l’absurde, c’est l’évidente nécessité.

L’action maîtresse de la raison se manifeste encore, peut-être plus expressément, dans l’explication de l’origine du mouvement, et en général du commencement des êtres par les atomistes. On sait que, selon ces philosophes, la cause unique des existences diverses est la rencontre des atomes. Mais ces atomes, Démocrite enseignait qu’ils étaient immobiles par nature, par essence, φύσει ἀϰίνητα, et qu’il fallait un choc pour les mouvoir[2]. Il est permis de voir dans cette conception un sentiment déjà clair de ce que les modernes ont appelé l’inertie de la matière, ou, en d’autres termes, son indifférence au repos et au mouvement avec l’incapacité de se mouvoir elle-même. Quoi qu’il en soit, Aristote se plaint de ce que les atomistes ont omis de traiter la question de savoir d’où vient le mouvement et comment il existe chez les êtres. Tel est le reproche général qu’il leur adresse dans la Métaphysique[3]. Dans la Physique, son objection est plus développée et plus précise. « Il y en a d’autres — dit-il — qui rapportent le ciel tel que nous le voyons, et tous les phénomènes cosmiques, à une cause toute spontanée. Selon eux, c’est le hasard qui a produit la rotation, ainsi que le mouvement qui a séparé les éléments et combiné l’univers entier selon l’ordre où il est aujourd’hui. Mais c’est ici qu’il y a vraiment de quoi s’étonner ; car on soutient que les animaux et les plantes ne doivent pas leur existence

  1. Arist., Physiq., liv. VIII, ch. i : Didot, 343, tr. fr., 460.
  2. Simplicius in Physic., fol. 96.
  3. Arist., Met., liv. I, ch. iv : Brandis, p. 15.