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elles peuvent, si l’on croit à leur sincérité, — car les pleurs affectés nous répugnent autant chez un poëte que chez une jeune femme, — provoquer un sentiment de sympathie et de pitié. Les accents d’exquise mélancolie de Henri Heine, étendu sur son lit comme dans un tombeau anticipé, et ceux de Leopardi, qui a tant souffert et éprouvé de si nombreuses déceptions, réveillent ces sentiments à un degré élevé. Or, dans la pitié vraie et profonde il y a un élément réel de plaisir, dont l’existence est reconnue par l’expression « la volupté de la pitié ». Voilà peut-être pourquoi nous aimons à recourir à la poésie triste et plaintive, de même que nous aimons à assister à la représentation d’une tragédie, à cause des sensations délicieuses qu’elle excite.

Cependant il est rare ou peut-être il n’arrive presque jamais que ce soit là la seule raison qui nous excite à lire les poètes pessimistes. Ces écrivains ne croient pas chanter uniquement leurs douleurs individuelles ; ils s’imaginent en réalité chanter les souffrances qui font gémir l’humanité entière. Ils se chargent de se lamenter à notre place et chantent au nom des affligés ; c’est pourquoi nous croyons, en les lisant, entendre des paroles de sympathie pour nous-mêmes, et nous éprouvons ainsi le plaisir qui découle de la pensée que d’autres partagent nos maux. N’est-il pas vrai que nous avons souvent recours aux poètes dans l’espoir de trouver ce genre de sympathie sublimée et étendue ?

Ce double sentiment — la pitié pour la souffrance personnelle qui nous est racontée directement, et le mouvement de sympathie qui est éveillé en nous par le récit des souffrances générales de l’humanité — est la source de cette émotion complexe, le sentiment de la fraternité. Nous trouvons une jouissance positive dans la réflexion que nous sommes en harmonie avec d’autres et eux avec nous, que nous sommes unis à d’autres par une expérience commune et que nous leur sommes attachés par le lien de la sympathie réciproque. C’est cette émotion qui produit notre satisfaction suprême quand, dans des moments de chagrin et de découragement, nous écoutons les lamentations du poëte. C’est là en grande partie la source du charme que possèdent quelques-unes des poésies les plus pessimistes.

Jusqu’ici, nous avons supposé que nous sommes également disposés à recourir à la voix sympathique du poëte dans notre tristesse comme dans notre joie. Mais est-ce là réellement le cas ? Un grand nombre d’entre nous, du moins, ne sont-ils pas beaucoup plus enclins à prendre un volume de poésie dans les moments de tristesse que dans les moments où le monde est pour nous plein de lumière et de joie ? Naturellement, nous pouvons avoir recours au