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regnaud. — études de philosophie indienne.

La fausse attribution a donc pour effet de prendre la matière pour ce qu’elle n’est pas, c’est-à-dire pour la réalité, tandis que la vraie réalité est Brahma sous sa forme absolue et imperceptible. Ajoutons que, comme dans les Brahma-Sûtras, l’origine de la fausse attribution et la cause de ses premiers effets restent un mystère qui n’est pas sans analogie avec le péché originel biblique, source du mal terrestre, tandis que l’avidyâ ou l’ignorance est la source du bien et du mal qui se produisent dans l’univers sensible.

Un autre trait particulier de la théorie du Védânta-Sâra, c’est que les énergies physiques, physiologiques et même morales appartiennent en propre au non-réel, c’est-à-dire à l’ignorance ou à la matière.

C’est ainsi que l’ignorance, outre les trois attaches ou les trois qualités dont nous verrons tout à l’heure les effets, possède deux pouvoirs, celui d’envelopper et celui de projeter[1].

Le pouvoir d’envelopper est expliqué par l’auteur du Vedânta-Sâra à l’aide de la comparaison suivante. Au moyen du pouvoir d’envelopper (ou de couvrir, de boucher), l’ignorance, quoique finie, cache à l’esprit du penseur l’âme universelle qui est infinie et non soumise à la transmigration, de même qu’un nuage de peu d’étendue dérobe aux regards de l’observateur, en s’interposant devant eux, l’aspect du disque du soleil dont l’étendue est immense. Quand l’âme individuelle est couverte de ce voile, elle s’imagine qu’elle agit, qu’elle jouit, qu’elle est heureuse, malheureuse, qu’elle éprouve, en un mot, tous les sentiments qu’on est susceptible d’avoir dans le cercle de la transmigration, de même que, dans l’ignorance qui fait prendre une corde pour un serpent, on s’imagine que cette corde a tous les attributs du serpent imaginaire[2].

Quant au pouvoir de projeter, voici la définition qu’en donne le Vedânta-Sâra :

De même que l’ignorance qui fait voir un serpent dans une corde, s’exerce par une faculté (çakti) propre à cette ignorance qui a la corde pour objet et qui l’enveloppe, de même l’ignorance (originelle) fait voir un développement matériel composé de l’éther et des autres éléments par une faculté propre à cette ignorance qui a l’âme pour objet et qui l’enveloppe. Cette faculté est ce qu’on appelle le pouvoir de projeter[3].

    probablement qu’elle a pour forme les créatures. D’après M. Ballantyne, l’emploi du mot bhâva signifierait qu’elle n’est pas une pure négation. — Ved.-Sâra, nos 20 et 21.

  1. Ved.-Sâra, no 36.
  2. Ved.-Sâra, nos 37 et 38.
  3. Ved.-Sâra, no 39.