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de l’action, comme les langues ; mais de la sympathie de la sensation : le premier, de la conscience, du sentiment joyeux éprouvé en commun d’une supériorité sur un adversaire, sur un être exclu de la communauté ; le second, d’un sentiment commun de douleur. « Le rire a encore aujourd’hui quelque chose de démoniaque, de diabolique, qui reporte à son origine. Quelle que soit la grâce, quel que soit le charme d’un sourire qui nous assure d’une sympathie réelle, d’une sincère entente des cœurs, quelle que soit la franchise d’un joyeux éclat de rire qui nous permet de lire jusqu’au fond d’une âme, par opposition avec le sombre personnage de la légende qui jamais ne prête sa bouche à un sourire, il faut cependant le reconnaître, ce sont là de tardifs, de nobles développements, qui sont au rire de nos premiers parents, comme la prière adressée au Dieu tout bon par une âme fervente à ces sacrifices affreux, où les mères jetaient dans les bras enflammés de Moloch leurs propres enfants. » Le rire cherche un écho chez les autres ; il est contagieux. Les saillies, les sarcasmes mettent les rieurs du côté du moqueur, et plus un peuple est sociable, plus fatal est le ridicule. Les Rabelais et les Voltaire ont été les souverains incontestés de la littérature française. Rire, c’est se sentir d’accord avec la majorité, sentir que l’on est du côté du plus fort, et il faut tout le progrès de la civilisation, toute l’influence de l’éducation pour que l’instinct du rire soit réprimé là même où il se manifeste le plus naturellement, c’est-à-dire en face de l’imperfection, du dénûment, des défauts et des souffrances d’autrui. Un sourd, un aveugle, un paralytique ou un perclus ne sont-ils pas encore aujourd’hui pour beaucoup d’enfants (cet âge est sans pitié !) un sujet de moqueries ? Que d’exemples ne pourrait-on pas donner où l’on retrouverait sous mille formes plus ou moins adoucies le ricanement du sauvage devant les contorsions de l’ennemi vaincu, enchaîné et torturé avec mille raffinements barbares ? Il ne faut qu’un spectacle imprévu qui nous donne tout à coup conscience de la supériorité, quelle qu’elle soit, trop souvent grossière et brutale, du groupe dont nous faisons partie, et le rire éclate aussitôt spontanément.

Les larmes, de la même manière, sont le reflet, l’expression immédiate d’un commun sentiment de tristesse ou de douleur. On ne rencontre rien de pareil chez les animaux ; ils semblent souffrir chacun pour son compte. L’homme qui souffre seul reste l’œil sec, l’âme oppressée ; les larmes ne soulagent que celui auquel la sympathie d’autrui apporte quelque consolation ; il paraît seulement alors se représentera lui-même comme un objet de compassion et, en pleurant, s’apitoyer sur lui-même. La communauté du sentiment, ici encore, est la racine psychologique de l’expression au-dehors de l’émotion intérieure. « C’est pourquoi les larmes sont saintes ; la compassion est le plus beau et le plus noble trait de la nature. Aussi retentiront-elles éternellement à travers les siècles les lamentations de ces captifs qui pleuraient ensemble sur les bords du fleuve de Babylone en songeant à