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C’est ainsi que, chez M. Bahnsen, les bizarreries même sont sincères, naturelles ; à vrai dire, il n’est pas bizarre, il est original.

Ce qui rend son essai d’abord rebutant et presque inabordable est aussi ce qui en fait la valeur, j’allais dire l’attrait.


I


Nous y trouverons un des aspects essentiels de sa doctrine. — Jusqu’à M. Bahnsen, il ne s’est point trouvé de pessimiste absolu : tous ont fait ce rêve que la misère universelle prendrait fin. La volonté un jour s’anéantirait elle-même, et l’Être enfin entrerait dans la paix du nirvana. La vie morale, qui au fond est abnégation, préparait cet état futur. L’art, avec ses jouissances désintéressées et où nul besoin, nul désir n’a de part, avec sa révélation d’un monde nouveau, où tout est beauté, ce qui signifie harmonie et repos, nous en donnait un avant-goût. Et de même aussi la science, grâce à ce que ses contemplations ont d’artistique, c’est-à-dire de désintéressé. On en arrivait à nous entretenir d’espoir, de bonheur futur et universel : le premier optimiste venu n’aurait pas fait mieux. Le pessimisme avortait.

Mais, parmi les arts, il en est un du moins qui ne se prête point aisément à ces interprétations, qui semble essentiellement pessimiste. Or cet art est le plus profond de tous : seul il prend pour objet la volonté en elle-même, et c’est pour nous la montrer déchirée par d’effroyables combats intérieurs. C’est l’art tragique.

Cet art, comme tous les autres, emprunte ses matériaux à la réalité. Y a-t-il donc du tragique dans la vie ? S’il s’en trouve, n’y apparaît-il que comme un accident, ou bien en est-il la forme constante ? S’il en était ainsi, et que l’art tragique fût plus voisin de la réalité que les autres ; si la volonté était, par nature et éternellement, divisée contre elle-même ; si dès lors, et par cela seul qu’elle existe encore, elle prouvait son impuissance à s’anéantir ; si donc l’Art, en nous parlant d’un monde harmonieux et d’où le vouloir aurait disparu, nous mentait doublement ; si enfin la vie morale elle-même, dont la tragédie nous offre le type, n’était point un acheminement de volonté vers le néant ; alors, mais alors seulement,

    vrai, que de simples remarques de psychologie et qui n’ont pas d’autre portée ; mais en revanche la théorie de l’unité du monde est bien métaphysique, bien douteuse, et par suite peu digne de jouer le rôle d’un principe pratique, surtout d’un principe d’esthétique littéraire.