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burdeau. — le tragique comme loi du monde

sans utilité et sans but ; qu’elle est absurde et méchante ; qu’à ses victimes elle impose un fardeau impossible à porter, qu’elles doivent plier dessous, succomber, et encore être et se savoir coupables. Cette Loi, auprès d’elle, il était venu chercher un refuge contre le découragement ; il la découvre, et son aspect formidable le terrasse pour jamais. — C’est son privilège, de connaître son malheur, de savoir que le mal et l’absurdité sont la loi même de toutes choses : et à quoi lui sert-il ? À faire de lui l’être le plus complet de cet univers : un désespéré.


II


Cependant, si le conflit tragique est au fond des choses, si l’être qui s’y abîme nous offre un raccourci du monde, comme un cristal unique nous révèle la structure du corps dont il fait partie, ce n’est là encore qu’une portion de la vérité (p. 98). Grâce à cette contradiction qui est l’âme de l’univers, toute chose doit se compléter par sa contradictoire. Au tragique répond le burlesque. Les lamentations de Job et les bouffonneries du clown sont les deux faces de la vérité totale. Car il y a de l’ironie dans les choses ; la nature, en nous tourmentant, se plaît encore à nous railler. Veut-on des exemples de son talent ? C’est son habitude d’allumer chez le jeune homme des désirs ardents et inassouvis, et de leur accorder satisfaction chez le vieillard, quand ils sont morts ; comme de faire croître le pruritus en raison inverse de la vis pariundi ; c’est elle qui a fait de l’amour quelque chose de fort semblable aux restaurants de Bagdad, où l’on vous excite l’appétit par des promesses alléchantes et où l’on vous coupe fort bien la faim par le dégoût. — Le tragique même enferme du comique : en lui-même, qu’est-il ? L’état d’une volonté qui sait la vanité du vouloir, qui se nie (voluntas nolens), en un sens, qui s’anéantit ; il est « la transformation de quelque chose en rien », et il répond aux conditions du comique, tel que l’a défini Kant. Mais aussi qui pourrait entre les deux tracer une limite ? En face d’un même spectacle, tel rit encore, que déjà son voisin pleure. Où la comédie trouve-t-elle une plus abondante source de ridicule que dans les passions du vieillard, par exemple dans cette sotte avidité d’acquérir qui croît quand la possession devient plus fragile ? et quoi de plus profondément tragique que les efforts derniers de cette volonté, qui, au moment où elle semble avoir appris de la vie que