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Combien, de cette hauteur, doivent nous paraître timides les prétendus pessimismes de tous les temps ! Est-ce donc le pessimisme, cette doctrine mélancolique, qui déjà apparaît chez les Grecs, que traverse chaque adolescent à son tour, cette doctrine qui semble en appeler de la vie, comme si le mal était un accident et que le sauveur fût à notre portée et à nos ordres ; doctrine de gens encore mal débarrassés de l’optimisme propre à l’enfance ? Est-ce le pessimisme, cette autre doctrine, joyeuse et pleine d’espérance, qui rêve de salut universel, qui nous promet l’anéantissement du monde par la science et par la civilisation croissante, et qui, pour arriver au nirvana, ne voit rien de mieux qu’un exercice effréné de la volonté, où elle se fortifiera et se développera sans mesure (p. 124) ? Il n’y a qu’un pessimisme digne de ce nom, et il est sérieux, viril ; et il chasse tout espoir ; et, quand il déclare que le monde est un enfer, il a soin que cet enfer n’ait pas d’issue sur un monde meilleur. Lui du moins, en nous débarrassant de l’espérance, il nous épargne les déceptions. Pour l’optimiste, l’expérience n’est qu’une suite de leçons cruelles ; la vie, un découragement progressif, mais le pessimiste vit dans le mal comme le poisson dans l’eau. Entre toutes les marionnettes que le régisseur de ce théâtre, l’univers, habille et fait mouvoir, il a ce privilège de se savoir marionnette et, tout en faisant sa partie, de ne point prendre son rôle ni la pièce trop au sérieux. Il n’est plus que victime : il échappe à moitié au tyran, qui veut encore qu’on soit dupe. Elle a sa consolation, cette marionnette indépendante : de narguer le maître ; et c’est pour continuer à le narguer qu’elle persiste à tenir son rôle jusqu’au bout.


III


On ne discute pas, du moins pas selon les procédés ordinaires, une doctrine qui rejette la logique vulgaire et ne recule pas, au besoin, devant cette extrémité d’affirmer à la fois les deux contradictoires. C’est la logique même de l’auteur qu’il faudrait examiner, sa logique, c’est-à-dire la façon dont il classe dans son estime les différentes raisons de croire qui peuvent solliciter l’esprit : faits, raisonnements, sentiments de divers ordres. Mais qu’il nous suffise, pour rester dans les limites du sujet, de nous assurer par expérience qu’en admettant, presque sans exception, les faits invoqués par M. Bahnsen, il n’est pas déraisonnable de les interpréter en un sens tout autre et qui peut-être complète et réforme le sien. —