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burdeau. — le tragique comme loi du monde

encore un coin d’illusion : son mépris n’est si amer que parce qu’il n’est pas bien détaché des choses qu’il raille. Un pur sceptique n’aurait jamais trouvé ce mot, qui est du négus Théodoros : le patriarche d’Abyssinie venait de l’excommunier ; le négus tire ses pistolets, les lui met sous le nez et dit : « Saint Père, ta bénédiction (p. 118) ![1] » Il y a dans l’Humour un reste d’attachement à l’existence : dans les Grenouilles d’Aristophane, on voit un mort que Dionysos veut charger de son bagage ; Dionysos offre neuf oboles. « Neuf oboles ! dit le mort, jamais ! plutôt ressusciter ! » (v. 177 éd. Bergk). Il méprise la vie, mais il aime l’argent. Voilà le prototype de l’humour.

Ainsi l’humour est intermédiaire entre le vouloir et le non-vouloir ; en lui, on croirait voir la volonté qui va prendre son vol vers le néant : elle se prépare à partir et ne part pas. Elle est sur le seuil. Mais c’est un seuil infranchissable, puisque l’anéantissement désiré est impossible. « L’Humour, nain gigantesque, avec son air narquois, nous guide, à travers sa lumière crépusculaire, le clair-obscur, dans ces puits souterrains, d’où l’or sera tiré et où il gît encore sans éclat… Chez lui, la volonté livre, pour l’affirmation de son existence, ce dernier combat qui ne s’achève jamais, et touche à cette négation d’elle-même, qui jamais ne commence. Mais lui, appartient-il à l’une ou à l’autre ? C’est une question, question qui n’est pas sans rapport avec la controverse de la vieille théologie : si la descente du Christ aux enfers fait partie de son exaltation ou de son abaissement » (p. 123).

Il s’en faut que l’humour nous délivre du mal : lui aussi a son utilité dans les desseins de la malice qui gouverne tout : car la vie est un piège qu’il faut amorcer ; « il n’y a pas de pessimisme, s’il n’existe quelques joies trompeuses. » Les amères jouissances que nous donne l’humour retrempent nos forces (p. 107) : nous sortons de là plus capables d’agir, de vouloir, de souffrir. Nous pensions railler la cruelle puissance suprême, et nous étions encore ses victimes, ses dupes, des pantins qu’elle agitait : c’est elle qui nous dictait nos blasphèmes. Il n’y a qu’un humour véritable : c’est de se moquer de l’humour même, impuissant effort vers la délivrance ; effort où nous nous épuisons, et pour resserrer notre chaîne ; effort suprême, surhumain et burlesque !

Voilà donc enfin le pessimisme fondé sur ce qui fut jusqu’ici le dernier refuge de l’optimisme : sur la vie artistique et morale.

  1. Comparer le mot célèbre de Beyle : « Il n’y a qu’une chose qui excuse Dieu : c’est qu’il n’existe pas. »