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pas, en effet, que Bacon n’était alors ni classique, ni aucunement en faveur à Oxford : tout au plus s’il y était toléré, et cela même n’est pas sûr. L’Université avait bien, en 1623, dans un compliment officiel, appelé Bacon « puissant Hercule, de qui la main a reculé les colonnes de la science… » mais cela n’avait pas empêché la logique dite d’Aristote de continuer à régner exclusivement dans les collèges, et si les ouvrages de Bacon n’étaient pas, au temps de Locke, sévèrements proscrits, au moins n’étaient-ils lus qu’en dehors des exercices réguliers et en haine de la routine, par les esprits à demi rebelles, déjà en train de s’émanciper.

Hobbes ne fut ni davantage ni autrement le maître de Locke. Le meilleur historien anglais de la philosophie va même jusqu’à donner pour certain que Locke ne lut jamais Hobbes. « Cela peut paraître incroyable, dit M. Lewes, mais je suis convaincu que c’est la vérité. C’est une nouvelle preuve de son peu de lecture. Nulle part il ne fait allusion à Hobbes en termes d’où l’on puisse conclure qu’il l’avait lu. Dans les deux seuls passages qu’on peut alléguer, l’allusion est si lointaine et si peu précise, qu’elle prouve presque évidemment le contraire[1]. » Sans aller aussi loin, j’incline à croire tout au moins qu’on se trompe fort quand, relevant un à un les points de ressemblance qu’il peut y avoir entre les écrits politiques de Locke et le de Cive, ou bien entre l'Essai sur l'entendement et le Treatise of human nature, on se laisse aller à forcer les analogies et surtout à y voir les signes d’une influence directement subie. M. Fox Bourne pourrait être plus net sur ce point ; mais, autant qu’on en peut juger par les rapprochements qu’il indique, il paraît trop croire à des emprunts, dans des cas où il n’y a qu’une certaine communauté de vues, tenant peut-être simplement à une similitude partielle de tendances, et presque insignifiante en comparaison des profondes différences de doctrine. M. Lewes s’élève avec force contre l’interprétation injuste qui consiste à exagérer la parenté de l’empirisme savant et subtile de Lock avec le sensualisme de Hobbes, à peine en progrès sur celui de Démocrite. Et M. Fox Bourne avoue lui-même que si Locke apprit de quelqu’un à prendre la sensation comme point de départ de la théorie de la connaissance, ce fut peut-être moins de Hobbes que de Gassendi, qu’il lut certainement, quoique tard, et dont il goûtait fort le néo-épicurisme délicat, le solide esprit critique, le théisme fondé sur l’expérience. Mais en réalité, pour incliner vers une psychologie empirique et une morale utilitaire, il n’avait besoin d’aucun exemple : il lui suffisait d’être de son pays, de son temps et de ce tempérament intellectuel qui se fait voir à chaque page de sa vie.

  1. Lewes, Biogr. Hist. of Philos., pt 2, 3d epoch., 3d edit., 1857.