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étrangères à sa prédilection pour la médecine. En tout cas, les amis dont ce goût de l’expérience le rapprocha, Boyle et Sydenham par exemple, n’étaient pas faits pour le contrarier. Il n’est pas jusqu’aux obstacles qu’il rencontra de la part des théologiens, qui n’aient dû contribuer à l’éloigner des études scolastiques auxquelles il répugnait naturellement, et à accentuer ses préférences empiriques. Pour tout cela, il n’était pas besoin de l’influence directe de Bacon ou de Hobbes.

En même temps, il était impossible qu’il ne gardât rien de ses études théologiques. L’empreinte qui lui en resta nous explique en partie le caractère propre de son empirisme ; mais j’avoue qu’il faut y joindre l’influence de Descartes. De là, ces tempéraments apportés à ses tendances dominantes. De là, en politique un libéralisme mêlé encore d’exigences théologiques, et en philosophie un sensualisme spiritualiste, résultant si bien d’inspirations opposées, que des contemporains purent y trouver en germe le matérialisme, tandis que l’idéalisme de Berkeley allait en sortir d’un autre côté. — Mais peu importaient à Locke les conséquences extrêmes ; il était l’homme du monde le plus décidé à ne rien pousser jusqu’au paradoxe. Sa philosophie porte en toutes ses parties la marque de cette sagesse obstinée (heureusement relevée par beaucoup de finesse) et de cet esprit de mesure, qui étaient le fond de son naturel. Locke est un des meilleurs exemples de cette vérité familière au criticisme français, que nos opinions théoriques dépendent de notre caractère et que nous nous mettons tout entier dans nos croyances. — Tout compte fait, il dut moins à ses maîtres et à ses lectures qu’à ses aptitudes mentales développées par son milieu ; mais, dans sa façon de réagir à l’égard de ce milieu et d’exercer ces aptitudes, il faut reconnaître comme prépondérante l’action même de sa personnalité morale.

Voyez sa méthode, et d’abord ce qui la trahit le mieux que tout le reste : ses procédés de travail. Quelle patience, quel soin du détail, quel esprit d’ordre dans ces cahiers de recueils qu’il se fait à lui-même, dans ces registres d’observations météorologiques, remplis jour par jour durant tant d’années ! Nulle information n’est jamais dédaignée, quelle qu’en soit la matière, si minime qu’en puisse paraître l’importance. D’autres n’ont pas assez le respect des faits ; Locke en a le culte, ou plutôt la superstition. Il les emmagasine tous, à tout hasard : l’interprétation viendra quand elle pourra ; il sait attendre. Pas la moindre hâte de produire. S’il amasse, c’est surtout pour sa propre instruction. Lentement, à loisir, il accroît sa provision de matériaux, puis les range, se fiant pour ainsi dire au temps et aux