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Il est vrai que Locke ne parle ici que de la médecine et a mille fois raison de s’élever contre l’abus de l’hypothèse et du raisonnement abstrait dans cet art « utile entre tous », qui plus qu’aucun autre a dû à l’observation et à l’expérience son origine et ses progrès. Mais, visiblement, sa critique porte plus haut, et il faut voir une profession de foi générale, je dirais presque la clef de tout son œuvre dans cette page, que je traduis en l’abrégeant[1] : « Où n’en serait pas aujourd’hui la science, si les hommes avaient toujours employé l’effort de leur pensée à ajouter leurs propres observations à celles de leurs prédécesseurs ? Mais, au lieu de se contenter du savoir dont ils étaient capables et qui leur était utile, ils ont voulu à toute force, dans leur orgueil, pénétrer les causes secrètes des choses, poser des principes à priori touchant les opérations de la nature, prescrire pour ainsi dire à Dieu lui-même les lois selon lesquelles il était tenu d’agir. Comme si nos facultés, si étroites et si faibles, pouvaient faire autre chose qu’observer et retenir certains phénomènes, effets de certains autres, mais effets produits d’une manière absolument insaisissable pour nous ! car n’est-il pas naturel que cette grande et curieuse machine, l’univers, ne puisse être entièrement entendu que par l’intelligence suprême dont elle est l’œuvre ? L’homme, se mettant pour ainsi dire à la place de Dieu, a fait hardiment appel à son imagination partout où l’observation lui faisait défaut ; et quand il ne pouvait découvrir les principes, les causes et les procédés du travail de la nature, il se les est figurés à sa fantaisie, se faisant ainsi un monde à lui, enfanté et gouverné par sa propre intelligence. Cette vaine méthode s’est étendue jusqu’aux parties les plus utiles de la philosophie naturelle ; et plus elle paraissait subtile, sublime et savante, plus elle s’est montrée pernicieuse et a retardé le progrès des connaissances pratiques. Car les esprits les plus fins et les plus ingénieux étant tous engagés par la coutume et l’éducation dans des spéculations vides, le soin de faire avancer les arts utiles fut laissé aux esprits inférieurs… C’est ainsi que le monde fut encombré de livres et de disputes. Les livres se multiplièrent sans que le savoir s’accrût ; les générations se succédèrent de plus en plus savantes, sans devenir plus sages ni plus heureuses : ou si par hasard quelques inventions nouvelles vinrent accroître les commodités de la vie humaine, ces précieuses découvertes ne furent pas dues à la direction des penseurs et des philosophes, mais d’heureuses rencontres ou des expériences habiles les firent trouver à ceux qui travaillaient directement sur les œuvres de la nature, non sur les maximes des écoles. »

Il ne paraît pas que Locke ait fait lui-même des innovations impor-

  1. Fox Bourne, t. I, p. 225.