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Page:Revue philosophique de la France et de l'étranger, VI.djvu/150

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moins elle tient compte de tous les faits et embrasse le problème dans sa complexité. Comme il est dans l’esprit de sa méthode de pénétrer le plus avant possible dans les essais d’explication, de rechercher toujours par voie d’analyse les éléments les plus simples ; au lieu de poser l’étendue à titre de fait ultime, elle la ramène à une notion plus générale (par conséquent plus simple), la simultanéité, et elle ramène la simultanéité à une notion plus simple, la succession.

Il est remarquable que pour établir cette thèse, qui est la négation absolue de la thèse nativiste, les empiriques se sont surtout appuyés sur l’étendue tactile : ils ont soutenu que, pour bien comprendre l’origine de la notion d’espace, il faut s’adresser au toucher, non à la vue. « La participation de l’œil à notre notion actuelle d’étendue, dit Stuart Mill, altère profondément son caractère et constitue la principale cause de la difficulté que nous trouvons à

    successives, traduites en états de conscience successifs, donnent l’idée d’une simultanéité. Pour cela, il faut considérer un second élément : les impressions tactiles. Dans le cas cité plus haut, où nous promenons la main sur une surface fixe, nous avons, outre les sensations de mouvement, une succession de sensations tactiles. Nous avons la coexistence de deux successions. Cette coexistence devient encore plus apparente quand nous renversons le mouvement pour parcourir la série tactile en sens inverse. De plus, nous constatons facilement que l’ordre des sensations tactiles ne varie pas selon la rapidité de nos mouvements. Si la main passe plus vite, la série se déroule plus rapidement ; si moins vite, la même série reparaît plus lentement. Par suite, l’ordre des sensations tactiles est considéré comme indépendant de leur succession dans le temps et par là même elles nous sont données comme ordonnées l’une auprès de l’autre. L’étendue ou l’espace, en tant qu’état de conscience, n’a pas d’autre origine, n’a pas d’autre sens qu’une association des sensations musculaires avec les sensations tactiles (ou visuelles). « La fusion des sensations du tact (ou de la vue) avec le sentiment d’un emploi des forces motrices explique tout ce qui appartient à la notion de grandeur étendue ou d’espace (Bain) ». L’espace n’est ainsi qu’un cas particulier de simultanéité. Une série interposée de sensations musculaires que nous percevons, avant d’arriver à un objet, après avoir quitté l’autre : telle est la seule particularité qui distingue la simultanéité dans l’espace de la simultanéité qui peut exister entre une saveur et une couleur, ou une saveur et une odeur.

    Si l’on objecte que l’association intime de ces deux éléments — les sensations musculaires et les sensations tactiles — ne rend pas compte de tout ce qui existe dans la conception vulgaire de l’espace, on répondra que c’est par un pur préjugé métaphysique qu’on fait de l’espace une sorte de fantôme indépendant ; qu’il n’y a rien de plus en lui que ces éléments ; que tout le reste est une addition imaginaire. Ces éléments suffisent à l’expliquer, et nous n’avons aucune raison de croire que l’espace ou l’étendue en soi diffère de ce qui nous le fait connaître.

    Pour l’exposé détaillé de cette doctrine, voir en particulier : Bain, The Senses and the Intellect., 2e édit. ang., p. 111 et sq. ; trad. Cazelles, p. 150 et suiv. ; Stuart Mill, Examen de la philosophie de Hamilton, ch. XIII ; Wundt, Grundzüge der phys. Psychologie, p. 480 et suiv. Ce dernier n’accepte d’ailleurs cette théorie qu’avec les additions dont nous avons parlé plus haut et en lui reprochant de ne pas tenir compte des signes locaux tactiles (p. 495-496).